Le vent a tourné en faveur de Moscou, l’Occident ayant perdu la confiance qu’il affichait en 2023. Et la situation est très proche d’une confrontation directe entre la Russie et l’OTAN. Une analyse de Fiodor Loukianov.
La campagne militaire russe en Ukraine dure depuis deux ans. Tout se jouera sur le champ de bataille, disait-on : l’axiome est toujours d’actualité, mais l’évaluation des résultats a changé. Il y a un an et demi, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, en parlait avec optimisme. Aujourd’hui, son discours reflète ses craintes.
Prenons le risque de supposer que nous vivons un moment très important, non seulement sur le plan militaire, mais aussi et surtout sur le plan politique.
Dès le départ, le déclenchement de l’opération militaire russe en Ukraine a été motivé par deux thèmes, différents de nature mais liés par les circonstances de l’histoire récente. Ce sont, d’une part, les principes de la sécurité internationale tels qu’ils sont apparus après la fin de la Guerre froide et, d’autre part, la question ukrainienne en tant qu’élément de l’identité nationale.
L'identité ukrainienne utilisée par des acteurs extérieurs
Les fondements de cette double approche sont exposés dans l’article de Vladimir Poutine intitulé «De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens», publié six mois avant le déclenchement des hostilités. Dans cet article, le président russe établit un lien entre les préoccupations relatives à la sécurité militaire et politique du pays et la destruction de cette unité. S’appuyant sur une parenthèse historique détaillée, le chef de l’État russe affirme que les tentatives de formation d’une identité ukrainienne distincte ont toujours été liées au désir d’acteurs extérieurs d’affaiblir la Russie et de créer un avant-poste de forces hostiles dans une région stratégiquement clé.
Les conflits entre grandes puissances ayant des implications mondiales partent souvent de questions litigieuses spécifiques. Dans le cas présent, ces questions sont non seulement étroitement imbriquées, mais aussi extrêmement sensibles – pour l’Ukraine et au moins une partie du reste de l’Europe, mais surtout pour la Russie. Il est donc difficile de les gérer et, surtout, d’établir des priorités : laquelle des deux missions doit primer ? Idéalement, bien sûr, les deux à la fois. Mais est-ce possible ? Faire un choix ou parvenir à une «solution générale» est une question à laquelle Moscou pourrait être confronté dans un avenir proche.
Élargissement territorial vs. élargissement de l’OTAN
La question du «recul» de l’OTAN et de l’établissement d’autres relations de sécurité sur cette base a servi de prélude au début de l’opération : les exigences correspondantes étaient contenues dans un mémorandum du ministère des Affaires étrangères en décembre 2021. D’après ce que nous savons aujourd’hui, cette même question a été discutée lors des négociations en Biélorussie et en Turquie au printemps 2022. Le statut neutre de l’Ukraine (c’est-à-dire le renoncement du bloc occidental à la poursuite de son expansion) et la limitation de son potentiel militaire étaient apparemment destinés à servir de point de départ à d’autres accords plus vastes. Poutine l’a redit dans sa récente interview à Tucker Carlson : la guerre aurait pu se terminer à Istanbul si des personnes extérieures n’avaient pas alors empêché les parties de parvenir à un accord. Cela montre une fois de plus que l’objectif initial qui primait était la situation européenne dans son ensemble et non les gains territoriaux.
Cependant, la situation a changé en deux ans, et c’est la deuxième composante de la motivation qui est passée au premier plan. Dans deux appels lancés par Vladimir Poutine en février 2022, peu avant le début des hostilités, l’accent a été mis sur l’injustice historique et l’incongruité de la division d’une nation en citoyens de deux États différents, ainsi que sur le caractère artificiel des frontières tracées. Étant donné que le plan initial de la campagne, à savoir un changement brutal et rapide du statut militaro-stratégique de l’Ukraine, n’a pas été réalisé et qu’elle s’est prolongée, la question du contrôle territorial et du franchissement de la ligne de front est devenue l’enjeu principal. Et l’adhésion de nouveaux territoires à la Fédération de Russie à l’automne 2022 a exclu la possibilité des compromis qui avaient pu être discutés au printemps de cette même année (un retour aux positions occupées avant le début des hostilités à grande échelle). Le leitmotiv est désormais que les discussions devront tenir compte des réalités «sur le terrain» et, celles-ci étant en constante évolution, l’issue n’est pas prédéterminée.
Les coûts engagés, humains d’abord, mais aussi matériels, ont fortement rehaussé la barre d’un accord hypothétique.
Du point de vue du Kremlin, l’incapacité de l’Ukraine à se battre sans approvisionnement massif et continu en provenance de l’étranger ne fait que confirmer la thèse exprimée dans l’article de Poutine sur l’origine extérieure du projet national ukrainien.
Ainsi, les deux composantes, la sécurité européenne et la composition/l’identité territoriale de l’Ukraine, sont désormais définitivement liées.
En d’autres termes, les relations de la Russie avec l’Ukraine et les relations de la Russie avec les États-Unis/l’OTAN constituent un seul et même problème.
Le gel au lieu de la reconnaissance
Tout changement de configuration de l’Ukraine ne sera pas légalement reconnu par Kiev ou ses sponsors occidentaux. Cela signifie que, dans le meilleur des cas, on ne pourra parler que d’un gel, d’une suspension des hostilités – une sorte de version du «38e parallèle nord» coréen à l’est de l’Europe. Mais cela veut dire que le conflit reprendra sûrement avec une férocité accrue dès que les conditions matérielles et techniques seront réunies.
La reconnaissance des nouvelles réalités géopolitiques n’est théoriquement possible que dans le cas d’un dénouement militaire évident et indéniable. Dans ce cas, les contours des frontières seront différents, non seulement ceux des frontières d’origine, mais aussi celles d’aujourd’hui. La reconnaissance juridique de ces changements signifierait l’émergence de facto d’un nouveau système de sécurité en Europe. À ce jour, personne ne semble y être prêt. Au contraire, l’opinion dominante est que toute concession à Moscou sera un « bonus » qui alimentera ses ambitions supposées agressives et que la sécurité de l’Europe ne peut être garantie que par une augmentation rapide des capacités de défense de l’OTAN et, en particulier, de ses membres européens. Toutefois, la situation de ces derniers n’est pas brillante : leur potentiel a été considérablement affaibli par le soutien apporté à Kiev, et sa remise en état demande du temps, de l’argent et de la volonté politique, trois éléments qui font défaut.
Et c’est là que, probablement bientôt, nous arriverons à un carrefour.
Des spéculations concernant d’éventuelles négociations de paix sont dans l’air depuis longtemps et suscitent des réactions mitigées, allant de l’espoir de la fin de l’effusion de sang à la suspicion d’une volonté de faire un deal. L’objet des négociations n’est pas clair : les positions déclarées et, pour autant qu’on puisse en juger, les positions implicites des parties sont incompatibles : toutes les deux insistent sur la capitulation de l’ennemi. Toutefois, comme les hostilités s’enlisent dans une guerre de positions et que les problèmes politiques auxquels sont confrontés les protecteurs de l’Ukraine s’aggravent, il est possible que l’on s’oriente vers des propositions concrètes.
De 2014 au printemps 2022 (négociations d’Istanbul), la neutralité de l’Ukraine est restée un point essentiel. Moscou y insistait et, il y a dix ans, les vieux patriarches de la diplomatie – Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski – alors encore en vie, s’étaient prononcés en faveur de cette solution. En 2022, Kissinger est arrivé à la conclusion que le statut de neutralité de l’Ukraine n’était plus d'actualité et qu’il fallait l’admettre dans l’OTAN en sacrifiant une partie de son territoire. Les Ukrainiens l’ont alors ajouté à leur liste d'ennemis, Myrotvorets, et la réaction de l’Occident a été généralement négative.
Aujourd’hui, ce testament du dernier grand internationaliste du XXe siècle commencent à ressembler à un plan de base. La reprise des territoires passés sous le contrôle russe n'est plus considérée comme probable par les stratèges américains. En conséquence, l’idée s'impose peu à peu que la véritable victoire de la coalition anti-russe sera de préserver l’État ukrainien et de l’arrimer au bloc euro-atlantique. En d’autres termes, il s’agit d’empêcher Moscou de réaliser son premier objectif (initialement prioritaire) au prix d’une concession (en réalité déjà inévitable) sur le second.
Cette perspective a été récemment décrite très clairement par Ivan Krastev dans le Financial Times. «Ce qui n’est pas négociable, ce n’est pas tant l’intégrité territoriale de l’Ukraine que son orientation démocratique et pro-occidentale.» Puis il ajoute : «Les adeptes des négociations de paix pour mettre fin à la guerre devraient enfin soutenir l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN au plus tôt, unique réponse efficace à la volonté de Moscou de parvenir à des changements territoriaux. Seule une Ukraine faisant partie de l’OTAN peut survivre à la perte du contrôle, que ce soit permanent ou temporaire, d’une partie de son territoire.» L’auteur fait une analogie avec l’Allemagne de l’Ouest pendant la Guerre froide.
L’analogie est éloquente car elle suppose la réalisation de la seconde partie du scénario en Allemagne de l’Ouest : la réunification à la première occasion. La reconnaissance préalable de la légitimité de l’Allemagne de l’Est n’a pas été un frein (dans le cas russo-ukrainien, cependant, la reconnaissance juridique des territoires passés sous le contrôle de Moscou reste encore extrêmement difficile à imaginer). Quoi qu’il en soit, si la dynamique actuelle se poursuit, on peut s’attendre à ce qu’une telle proposition soit faite. Il reviendra alors à la Russie d’y répondre.
Une partie simultanée
La réaction de Moscou semble évidente : cette option ne permet de réaliser ni le premier, ni le second objectif et est donc inacceptable. Mais des circonstances particulières doivent être prises en compte. Tout d’abord, l’Occident n’envisage guère la possibilité d’un nouvel accord de type Yalta ou Potsdam, qui nous semble une issue nécessaire à ce bras de fer. Il considère plutôt ce qui se passe comme une lutte pour empêcher une révision des résultats de la Guerre froide. Or, l’OTAN en tant que pilier de la sécurité – du moins de la sécurité européenne – en est l’un des éléments-clés. Les craintes et les incertitudes liées à l’éventuel retour à la Maison Blanche de l’otanophobe Donald Trump ne font que renforcer la volonté du bloc de consolider la position de l’Alliance.
Un recul en Ukraine sera désormais perçu dans le monde entier comme un signe de déclin américain, ce que Washington ne peut pas se permettre. Il ne s’agit pas seulement d’une question de prestige ou d’un refus de principe de faire des concessions à Moscou qui a déjà perdu la Guerre froide. La situation internationale est radicalement différente de celle qui existait à la fin de la Seconde Guerre mondiale ou au début de la Guerre froide. Pour reprendre une métaphore bien connue, sur le «grand échiquier», les États-Unis doivent jouer une «partie simultanée» avec un nombre croissant d’adversaires. Chacun joue sa propre partie, mais observe attentivement la situation sur les autres échiquiers, en tire des conclusions et des leçons. D’autant plus que le grand maître lui-même a qualifié l’un des duels d’important et de décisif. Cette partie ne peut être perdue sans conséquences pour les autres.
En pratique, cela signifie que la Russie peut se voir proposer un «match nul» sous une forme quelconque. (Krastev : «Si vous avez vraiment l’intention d’occuper le territoire ukrainien, vous devez accepter que l’Ukraine soit membre de l’OTAN.») L’Occident saluera cela comme une victoire historique. Les autorités russes pourront elles aussi présenter ce résultat comme une réussite, mais il est peu probable que tout le monde soit satisfait du rapport qualité-prix. Il restera comme un arrière-goût.
La logique des adeptes de cette idée en Occident est la suivante : l’impasse dans le domaine sécuritaire stabilisera la situation. L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN obligera la Russie à être beaucoup plus prudente, Moscou comprenant que les hostilités passeraient le cas échéant à un niveau qualitativement différent. En même temps, le fait d’être membre de l’Alliance sera dissuasif pour Kiev, car ses alliés ne lui permettront pas de provoquer la Russie. (Ce dernier argument a été présenté aux dirigeants soviétiques lorsqu’on les persuadait d’accepter l’adhésion à l’OTAN de l’Allemagne réunie).
Toutefois, compte tenu du rapport à l’Alliance qui s’est développé au cours des 30 dernières années et du manque fatal de confiance, la Russie percevra inévitablement l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN comme la préparation du terrain à un nouveau conflit. Qui plus est, une telle situation fixerait le statut d’après la Guerre froide (cette fois-ci, c’est l’Ukraine qui sera divisée au lieu de l’Allemagne), mais les frontières seraient bien pires pour la Russie.
Quels types de gains territoriaux inciteraient Moscou à accepter un tel accord ? En théorie, la Russie pourrait l’accepter si le sud-est de l’Ukraine, avec les villes d’Odessa (Poutine a qualifié ces régions d’historiquement russes) et de Kharkov, passait sous son contrôle. Mais premièrement, une telle perspective ne semble pas réaliste à l’heure actuelle et deuxièmement, elle ne résout pas le dilemme décrit ci-dessus. Enfin, la continuation de ce qui est déjà une campagne assez longue exige un discours toujours plus convaincant. Dans ce cas, le thème du retour du territoire perdu illégalement (volé), exprimé dans le second des deux susdits motifs, a plus de chances de passer.
Vers le point d’ébullition
Aucun compromis n’est en vue car la question de l’OTAN est une question de principe pour les deux parties. La Russie espère contraindre les États-Unis et leurs alliés à reconnaître la nécessité d’un recul politique sur cette question. Washington et ses alliés considèrent cette attitude comme catégoriquement inacceptable. Les conditions sont réunies pour une escalade. La Russie entend transformer son avantage actuel en nouveaux gains territoriaux coûte que coûte, démontrant ainsi que l’ennemi est à court de moyens pour se battre. Mais le problème lié à l’aide américaine à Kiev, quand il sera résolu, conduira non seulement à des résultats quantitatifs mais aussi qualitatifs : débloquer des fonds et entamer la livraison d’armes à longue portée plus puissantes pour infliger un maximum de dommages à la Russie.
La confrontation fait rage, ayant presque atteint son point d’ébullition, c’est-à-dire que la situation est très proche d’une confrontation directe entre la Russie et l’OTAN.
Et les succès militaires de Moscou, au lieu d’inciter à plus de raison, pourraient avoir l’effet inverse, à savoir faire exploser les enjeux.
En examinant ce schéma, il est important de garder à l’esprit les circonstances intérieures, qui peuvent aujourd’hui être plus importantes que tout calcul géopolitique : le clivage de plus en plus profond aux États-Unis en cette année électorale, la fragmentation de l’Europe occidentale et la situation sociopolitique de plus en plus floue en Ukraine. La Russie semble la plus stable à cet égard, mais des situations de crise ne peuvent être totalement exclues. Là encore, des affrontements pourraient éclater en dehors du contexte ukrainien direct – en Eurasie, en Asie en général ou au Moyen-Orient où des tensions peuvent être fomentées. Tous ces éléments pourraient devenir des facteurs importants.
La troisième année de l’opération militaire spéciale promet d’être décisive à tous égards. Et il n’y a aucune raison de s’attendre à une résolution dans un avenir proche, eu égard à la complexité du conflit et à l’importance de l’enjeu.