Le célèbre journaliste et éditeur britannique Martin Jay a fait part à RT de sa vision de la situation en Syrie après la chute du gouvernement de Bachar el-Assad. Il a évoqué la stratégie de l'Occident au Moyen-Orient au vu des derniers développements dans la région.
RT : Le ministre britannique des Affaires étrangères David Lammy a estimé qu'Israël avait des préoccupations légitimes en matière de sécurité concernant les terroristes en Syrie. Cela signifie-t-il que l'Occident donne ouvertement carte blanche à Tsahal pour détruire l'infrastructure de l'État syrien ?
Martin Jay : Le problème avec David Lammy est que bien qu’il ait fait ses études dans une très bonne université et qu’il ait des papiers confirmant son intelligence, il nous stupéfie tous quand il dit des choses incroyablement stupides, comme par exemple que l’État islamique et Al-Qaïda sont en Syrie et nous, l’Occident pris dans son ensemble et Israël, devons les bombarder, sans dire entre parenthèses que nous les payons également pour qu’ils renversent le gouvernement d’Assad.
Maintenant, nous avons un groupe terroriste et extrémiste sunnite qui est probablement l’organisation terroriste la plus terrible, la plus macabre et la plus horrible du monde, qui décapite les gens, qui suit la charia, qui tue les journalistes. Ces gens-là sont temporairement au pouvoir en Syrie.
Alors que nous assistons à la transition, alors que nous voyons le gouvernement d’Assad se retirer de Syrie, nous avons deux factions en Syrie qui se battent déjà l’une contre l’autre. Et je pense que dans les jours à venir, il y aura une véritable guerre.
D’un côté, nous avons le groupe terroriste Hayat Tahrir al-Cham d’Idleb [HTC] qui est contrôlé, financé et formé par la Turquie. De l’autre côté, il y a les Forces démocratiques syriennes dans le nord qui sont des Kurdes également financés par les Américains. Ces deux groupes vont commencer à se battre l’un contre l’autre. Ils ont déjà commencé à le faire dans nombre de villes du nord.
«Nous avons sous-estimé la puissance d’Israël»
Le problème est que la Syrie est extrêmement pauvre et la seule chance pour elle de sortir de cette catastrophe financière et de nourrir son peuple serait un certain égalitarisme en ce qui concerne ces territoires dans le nord où il y a du pétrole et des sols fertiles.
Nous avons sous-estimé la puissance d’Israël. Et je pense que le plan d’aller de l’avant et d’éliminer la Syrie, qui était une route essentielle entre l’Iran, l’Irak et le Liban pour les livraisons d’armes, est un plan qui existe depuis plus de 20 ans.
RT : Le ministre britannique des Affaires étrangères déclare que la Syrie a été infiltrée par des terroristes alors que les puissances occidentales, y compris le Royaume-Uni, ont soutenu le renversement du gouvernement syrien...
M. J. : Nous avons eu cette fausse doctrine, cette désinformation sur CNN, qui a fait une interview d’Al Joulani où il disait qu’il n’était plus un terroriste qui décapitait les gens, qu’il avait vraiment changé, qu’il évoluait. Quelle stupidité ! Où avez-vous trouvé ces gens-là ? Sommes-nous censés avaler ça ? Quelqu’un croit-il en ces balivernes que les terroristes ont effectivement changé et deviennent en quelque sorte des libéraux occidentaux ?
«Les médias occidentaux ne peuvent plus jeter de la poudre aux yeux»
Revenons à la réalité. Il s’agit de l’un des groupes terroristes les plus horribles de l’histoire des groupes terroristes. Et l’Occident semble ne pas être en mesure de se ressaisir. Un jour, ce sont des hommes politiques qui se pressent aux funérailles de Charlie Hebdo et parlent de l’extrémisme, de l’État islamique et de la nécessité de l’éradiquer. Et un peu plus tard, il s’avère que nous avons financé l’État islamique et Al-Qaïda depuis des années, voire des décennies.
La chose la plus intéressante pour moi en tant que journaliste occidental qui a travaillé dans la région est la question de savoir quelle conclusion ils en tireront. Les médias occidentaux ne peuvent plus jeter de la poudre aux yeux et prétendre que cela n’a pas eu lieu.
«Il ne s’agit que de poursuivre ce chaos et le financement du complexe militaro-industriel»
Je pense que l’Occident suit un chemin très dangereux, parce que maintenant, il y a beaucoup de questions qui se posent. Que va-t-il se passer maintenant ? Israël ira-t-il de l’avant ? Va-t-il regarder vers l’Irak ? Mettra-t-il son homme à la présidence libanaise ? J’ai l’impression que c’est ce qu’il fera ensuite. Il n’y a pas de fin à cela. Il n’y a pas de plan logique à long terme pour la paix. Il ne s’agit que de poursuivre ce chaos et le financement du complexe militaro-industriel.
RT : Il semble qu'un grand nombre de groupes militants soutenus par l'Occident en Syrie soient liés à des groupes terroristes désignés par les Nations unies, tels que Daech. Comment l'Occident peut-il l'ignorer ?
M. J. : Nous sommes dans une grande confusion. Je pense que les gouvernements occidentaux ne savent pas très bien ce qu’ils font au Moyen-Orient. Ils ne le savent pas depuis très longtemps. Ils ont fermé les yeux et suivi Israël. Et Israël dit depuis très longtemps : si nous renversons le gouvernement d’Assad en Syrie nous pouvons réellement briser le dos de l’Iran et de ses alliés et tout ira bien. Le Moyen-Orient sera agréable et pacifique, et tous nos problèmes seront résolus.
«Les Israéliens n’ont pas de plan»
Bien sûr, ce n’est pas vrai parce que si nous poursuivons ce plan de financement de ces terroristes, l’histoire nous a montré qu’ils ont tendance à être assez sauvages et qu’à un moment donné ils sont avec vous, et la minute suivante ils ne le sont plus. Et le vrai danger est là : il suffit d’un seul membre de Hayat Tahrir al-Cham, un seul, pour monter dans un avion, aller à Londres et faire exploser des gens avant qu'ils ne commencent à réaliser que c’est un jeu très, très dangereux que vous jouez au Moyen-Orient, quand vous commencez à financer des groupes terroristes pour qu’ils fassent votre sale boulot. Où cela mène-t-il le gouvernement britannique et les Américains ? Ils l’ignorent.
«Une nouvelle guerre civile syrienne est en train de naître»
Les Israéliens n’ont pas de plan à long terme. Ils pensent simplement que la Syrie est le maillon le plus faible d’une chaîne et ils sont euphoriques maintenant. Ils célèbrent à Tel Aviv le fait qu’ils ont réussi à renverser le gouvernement d’Assad. Mais je pense qu’une nouvelle guerre civile syrienne est en train de naître entre deux blocs, tous deux étant ironiquement financés par les Américains. Faut-il s’en réjouir ? Je ne crois pas.
RT : À votre avis, quel était l'objectif d'Israël en bombardant la marine syrienne ? D'empêcher que les navires ne tombent entre les mains de terroristes ? Ou y avait-il un plan plus ambitieux ?
M. J. : Il est relativement facile de contrôler les groupes terroristes lorsque les individus n’ont qu’un AK-47 et quelques pièces d’équipement militaire. Mais lorsque, comme nous en avons été témoins en Syrie, ces groupes terroristes commencent à obtenir du matériel plus important, lorsqu’ils commencent à voler sur le champ de bataille des chars d’assaut, de l’artillerie de plus gros calibre et même des avions, il est alors très facile pour ce groupe de penser soudainement qu’il a de plus grandes capacités et de plus grandes aspirations et de se retourner contre ses propres commanditaires. Et je pense que c’est la principale inquiétude des Israéliens, qui craignent d’avoir sous-estimé la situation. Ils doivent donc faire exploser toutes les infrastructures restantes pour que les terroristes qu’ils paient restent financièrement dépendants d’eux. C’est vraiment l’objectif principal. Je pense donc que l’idée de faire exploser les navires et les autres infrastructures était vraiment une mesure de précaution, et probablement une mesure sage, étant donné que cette organisation terroriste s’appelait auparavant Front al-Nosra. Et al-Nosra a été financée directement par les Israéliens pendant la majeure partie de la guerre civile à partir de 2014. Ils connaissent donc très bien ces gens, et ils savent qu’ils ont la réputation de ne pas toujours maintenir leur cap et de ne pas toujours garder leur loyauté au même endroit.
«Israël a vraiment eu tous ses cadeaux de Noël en un seul jour»
RT : Comment le Hayat Tahrir al-Cham pourrait-il réagir à l'avancée d'Israël en Syrie ?
M. J. : Je ne sais pas. Dans les prochains jours, ils pourront peut-être constituer une sorte de cabinet. Mais pour ce qui est de l’apprentissage de la politique, de la gouvernance, [ils] n’ont aucune expérience en la matière. C’est pourquoi je pense que ce genre de décisions, comme les stratégies de l’ONU pour protéger le plateau du Golan, je veux dire qu’Israël est maintenant sur une bonne lancée. Israël a vraiment eu tous ses cadeaux de Noël en un seul jour. Ils n’arrivent pas à croire à leur chance d’avoir réalisé ça. Il y a quelques semaines, ils ont connu ce que l’on pourrait appeler une défaite en essayant de frapper l’Iran sans succès. En retour, les Iraniens ont causé des dégâts considérables en Israël. Ils étaient donc sur la défensive. Et je pense que maintenant, au cours de cette dernière semaine, la décision d’aller de l’avant et de faire cela en Syrie, je ne pense même pas que ce soit la décision de Joe Biden. Je pense que c’est la décision d’Obama, parce qu’Obama comprend vraiment la Syrie. C’est Obama qui a commencé en Syrie. C’est lui qui a pris un décret présidentiel stipulant qu’Assad devait être renversé.
Je pense donc qu’il s’agit vraiment de régler les derniers détails du règne des démocrates à Washington et d’effacer les traces du désordre qu’ils ont créé en Syrie.
Je pense que nous devons être très pragmatiques quant au type de décisions que le Hayat Tahrir al-Cham va prendre à l’avenir, dans les prochains jours. Je pense qu’ils ont de plus gros problèmes que le plateau du Golan.
Il apparaît déjà clairement que les Kurdes du nord, qui contrôlent le pétrole, qui sont financés par les Américains, mais qui ont un élément du PKK turc en eux et qui sont bien sûr détestés par la Turquie, cherchent désormais à se battre pour les villes clés et contre le Hayat Tahrir al-Cham. Les milices rebelles, appelez-les comme vous voulez, et donc je pense que dans les prochains jours, nous allons assister à une intensification des combats...
«Je ne vois pas de paix au Moyen-Orient»
Comment tout cela va-t-il finir ? Je pense qu’il est à l’avantage d’Israël que la Syrie devienne une espèce de no man’s land au Moyen-Orient. Je pense qu’ils préféreraient qu’il n’y ait pas d’appareil gouvernemental, de ministères, etc. L’idée est d’en faire une sorte de désert qui se divisera probablement en plusieurs morceaux avant que la paix ne s’installe. Je pense que c’est vraiment ce que les Israéliens cherchent.
Mais la grande question pour moi est la suivante : lorsqu’Israël regarde la carte du Moyen-Orient, il doit maintenant penser à l’élan dont il peut tirer profit. Et Israël doit maintenant se tourner vers le Liban et vers l’Irak pour aller jusqu’au bout. Au Liban, ils vont chercher à installer leur propre président issu de la communauté chrétienne qui est pro-israélienne. Et je pense qu’en Irak, ils pourraient bien envisager une stratégie similaire, une stratégie militaire pour tenir l’élément iranien à distance. [...] Je suis pessimiste. Je ne vois pas de paix au Moyen-Orient.