Annie Lacroix-Riz, professeure émérite d’histoire contemporaine, auteure de nombreux ouvrages, revient sur la victoire soviétique dans la Seconde Guerre mondiale et la réécriture de l'histoire par les pays occidentaux.
RT France : Bonjour, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ce jour est aussi important dans l'histoire contemporaine russe ?
Annie Lacroix-Riz (puis ALR) : Sa date symbolise l’acharnement allemand, qui a été porté jusqu’à la dernière extrémité : c’est le 9 mai que tombe Prague, au lendemain de la capitulation allemande à Berlin. C’est clair sur le caractère impitoyable de cette guerre qui a été pour la Russie une véritable guerre d’extermination. Le 8 mai, à Berlin, en présence enfin de Joukov, pouvait cependant passer encore, à certains égards, pour la confirmation de la première tentative « occidentale » de Reims, le 7 mai. La procédure a d’autant plus indigné les Soviétiques que les Anglo-Américains leur avaient infligé, le 2 mai, la sévère humiliation d’une capitulation séparée de la Wehrmacht en Italie, aux sévères conséquences politiques, notamment yougoslaves.
Ces mauvaises façons, s’ajoutant à un immense contentieux, accumulé depuis le 22 juin 1941, anticipaient sur la célébration de la fin de la guerre européenne comme une victoire « occidentale ». Elle imposait aux Soviétiques de proclamer solennellement, devant leur peuple, leur incontestable victoire militaire.
Dès 1968, l’excellent historien américain Gabriel Kolko, étudiant la politique de guerre des États-Unis (The Politics of War: The World and United States Foreign Policy, 1943–1945), a démontré que la Russie avait supporté la quasi-totalité de l’effort militaire. Parmi tant d’autres, vient d’être publié un ouvrage anglo-russe sur la correspondance Staline-Churchill juillet 1941-juillet 1945 (Churchill and Stalin. Comrades-in-arms during the Second World War), qui rappelle que l’Union soviétique a supporté le poids du conflit dès l’attaque Barbarossa du 22 juin 1941, seule à toutes les étapes, jusque, grosso modo, au débarquement du 6 juin 1944. À l’Ouest, ce débarquement n’est d’ailleurs possible que parce que l’Union Soviétique livre alors la gigantesque offensive Bagration, qui allège le poids de la Wehrmacht pour les Occidentaux. [...] Si la guerre est effroyable pour l’Union soviétique, cela se passe mieux pour les troupes occidentales. Après l’offensive des Ardennes, à partir de janvier 1945, la Wehrmacht cesse de combattre à l’Ouest. Kolko a fait les comptes précis, via les archives américaines publiées (Foreign Relations of the United States) : il y a encore 270 divisions allemandes qui combattent avec fureur, jusqu’au dernier jour sur le front de l'Est ; il y en a 27 sur le front occidental, dont 26 sont occupées à évacuer vers les Occidentaux les unités de la Wehrmacht et leur matériel pour les soustraire à l’Armée rouge. 300 000 morts soviétiques dans la dernière phase de la prise de Berlin, contre 200 000 pour les Américains, sur tous les fronts, européen (Afrique du Nord comprise) et asiatique, de 1941 à la capitulation japonaise [...]
Le 9 mai a une portée soviétique, russe, particulièrement forte : ce dont les Russes souffrent le plus aujourd’hui, c’est que leur contribution à la guerre et à la victoire, spontanément reconnue par l’ensemble des peuples d’Europe et du monde en 1945, est désormais niée dans un « Occident » très élargi depuis 1989. À tel point que leur pays n’est même plus invité aux célébrations « occidentales » de la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
[...] Il s’agit d’un véritable négationnisme. En tant que Française et historienne, j'observe un phénomène constant au fil des décennies, très amplifié depuis une vingtaine d'années. C'est caricatural – qu'il s'agisse de mai 1945 ou de l'anniversaire du débarquement anglo-américain du 6 juin 1944 en Normandie : l'Union soviétique a disparu du champ de la guerre. La question ne se posait pas en 1945, en raison de l’expérience générale des peuples, ceux des pays occupés en particulier, de 1939-1945 : malgré le flot de la propagande, immédiat, en 1944-1945, sur la libération par les Américains (ou les Anglo-Américains), cette expérience excluait la contestation du rôle de l’Armée rouge.
Au fil des célébrations, 6 juin 1944, 8 ou 9 mai 1945, l'Union soviétique a disparu du champ de la guerre militaire, pourtant remportée sur le front de l’Est. Le fait est d’ailleurs reconnu par tous les observateurs sérieux, notamment dans les pays anglophones, où une abondante littérature militaire a été publiée depuis les années 1990.
Outre les archives examinées par les historiens, on dispose de précieux documents contemporains de la guerre. Je pense en particulier au Journal de guerre d'un avocat anticommuniste, antisoviétique et antisémite, Maurice Garçon. Son témoignage reflète fidèlement le comportement des élites occidentales décrit par les archives, et notamment les rapports des éminences de Vichy et de la police, que j’ai dépouillés. On y comprend que le tournant de la guerre n'est pas, comme on le pense souvent, Stalingrad, si décisive que soit cette défaite écrasante du Reich, même pas non plus l’arrêt de la Wehrmacht devant Moscou au tournant de 1941.
Le vrai tournant de la guerre a eu lieu en juin-juillet 1941. C'est le moment où les grands observateurs occidentaux assurent que la guerre n'est plus gagnable par les Allemands. Le Blitzkrieg est mort dans les jours suivant l’opération Barbarossa : la résistance du peuple soviétique (je dis bien du peuple) et de l'Armée rouge, l’efficacité de la « tactique de la terre brûlée » frappent aussitôt les milieux « bien informés ». J’ai découvert les témoignages formels convergents, des 9 et 16 juillet 1941, de deux militaires de premier plan, un ancien ministre de la Guerre belge et le général Doyen, chef de la délégation française à la Commission allemande d’armistice : si cette résistance se maintient deux mois, les Allemands se retrouveront face à une situation très compromise ; au bout de trois, leur défaite est assurée.
Doyen écrit donc à Pétain : l'Allemagne n’assurant plus notre protection, nous devons nous tourner à bref délai vers les États-Unis « sortis seuls vainqueurs de la guerre de 1918 » et qui « en sortiront plus encore du conflit actuel ». « Quoi qu’il arrive, le monde devra, dans les prochaines décades, se soumettre à la volonté des États-Unis », conclut ce général, que je cite textuellement.
Mais leur écrasante puissance économique ne vaut pas capacité militaire. Et, sur ce point, toute la bourgeoisie s’accorde, inquiète de la résistance soviétique depuis l’été 1941, et de plus en plus quand la victoire militaire soviétique se profile. Ainsi, Maurice Garçon se désespère, depuis Stalingrad, plus encore après Koursk. Pourquoi ces satanés Anglo-Américains n’avancent-ils pas ? Sa litanie de 1943-1944 confirme le ricanement (textuel aussi) du chef des RG de Melun en février-mars 1943 : « la bourgeoisie, dans son immense majorité, s’impatiente devant la passivité anglo-saxonne » sur le front occidental inerte. Elle n’a jamais autant critiqué, « depuis l’armistice […,] l’attitude par trop pacifique à son gré des armées anglo-saxonnes […,] le bourgeois français ayant toujours considéré le soldat américain ou britannique comme devant être naturellement à son service au cas d’une victoire bolchevique ».
Or, aujourd’hui, les populations pensent que les Occidentaux se sont battus avec vaillance jusqu’au 8 mai 1945. Vous me demandiez si l'on était en situation de négationnisme : oui. Mais beaucoup de champs historiques, ceux de la guerre et bien d’autres, font l’objet aujourd’hui d’une réécriture totale de l’histoire, dans laquelle d’ailleurs la science historique compte pour rien.
RT France : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, dans l'enseignement de l'histoire en France, la part du lion revient à la victoire américaine ? D’où vient cette «réécriture de l’histoire» dont vous parlez ?
ALR : J’ai enseigné dans le secondaire de 1972 à 1984 avant d’être professeure des Universités. Certes, ce que vous évoquez faisait l’objet de la propagande lancinante des grands médias, mais nous avions quelques bons manuels, telle la collection dirigée par Jacques Bouillon (Bordas). Que les auditeurs se précipitent sur le marché de l’occasion. Il existait alors une présentation honnête de la chose, qui n’existe plus.
Les croisés de l’Occident l’ont saisi très vite. Début 1985, dans la revue Historiens et Géographes, parut l’article saisissant d’une politologue américaine, Diana Pinto, au service depuis lors de nombreux Think tanks officiels et officieux américains. Analysant la nouvelle fournée des manuels scolaires du secondaire, elle exultait : les historiens français ont basculé, nous avons des manuels d’histoire français satisfaisants pour leur vision de « l’Amérique », longtemps tenue pour « impérialiste ». C’est l’Union soviétique, jusque-là considérée comme le pays libérateur, victorieux du nazisme, désormais comme dictature « totalitaire », qui concentre toutes les critiques. Mme Pinto s’agaçait d’ailleurs du « retard » des géographes français qui, eux, tenaient encore l’Union soviétique en sympathie et avaient l’audace de continuer à parler d’impérialisme américain (« L’Amérique dans les livres d’histoire et de géographie des classes terminales françaises », Historiens et Géographes, n° 303, mars 1985, p. 611-620).
Les manuels français actuels d’une histoire remaniée à la sauce académique de l’Union européenne et des États-Unis violent la vérité historique avec une audace dont témoigne le chapitre commun à tout l’enseignement secondaire : il unifie dans le « totalitarisme » l’URSS, le Reich nazi et l’Italie fasciste. L’histoire fondée sur les archives, Deuxième Guerre mondiale incluse, a été balayée. Le propos de Doyen de juillet 1941 sur l’hégémonie américaine laissait d’ailleurs présager le triomphe de la légende noire sur l’URSS et sur son rôle nul dans la Deuxième Guerre mondiale.
Il est impossible aujourd’hui, et ceci est favorisé par toute une série d’émissions de télévision, du genre « Apocalypse », d’avoir une image correspondant aux choses simples que j’évoquais au début, dont la simple correspondance Staline-Churchill : à partir de l’été 1941, Staline réclame inlassablement cette fameuse ouverture du second front. Il finit souvent par se fâcher (en vain), Churchill lui promettant tous les mois, tous les trimestres, tous les semestres, que le second front est imminent. Staline se plaint, factuellement, que les Soviétiques restent toujours seuls face à Wehrmacht. Et Churchill s’indigne de son mauvais caractère et se déclare offensé !
Or rappelons qu’il y a deux choses dans la Deuxième Guerre mondiale – comme dans la Première d’ailleurs. Il y a une guerre militaire, qui est remportée pour la Première Guerre mondiale, d’une part, par les Français et les Anglais, et, d’autre part, par les Russes. Ceux-ci abandonnent certes la guerre en 1917, mais ils ont assuré la survie de la France à l’été 1914 et au-delà, en affrontant la moitié des divisions allemandes. D’ailleurs, même les vainqueurs officiels, finalement, ne bénéficient guère de la paix. Je ne vais pas m'étendre sur l’histoire de la Première Guerre mondiale... Mais on a un phénomène encore plus massif pendant la Seconde Guerre mondiale : l’Allemagne est entrée comme dans du beurre à l’Ouest. Son Blitzkrieg triomphal a sombré dans les plaines russes à partir du 22 juin 1941. La guerre militaire s’achève en Europe sur une victoire soviétique, incontestable.
C'est une double victoire, à la fois de l’Union soviétique et des peuples. Le général cagoulard Béthouart, vichyste, récupéré comme tous ses pairs par les Américains en novembre 1942, lors du débarquement d’Afrique du nord, l’admet simplement, en mai 1944, à la veille du débarquement anglo-américain. Il fait l’analyse suivante : jusqu’à l’été 1943, l’URSS était quasiment seule. Actuellement, 65% du front d’Europe est assuré par les Soviétiques, par l’Armée rouge ; 30%, par les résistances intérieures, c’est-à-dire les résistances actives, anti-attentistes et pro-soviétiques (partisans italiens, Grecs de l’ELAM-EAS, FTP-MOI de France, etc.) ; le reste, soit 5%, c’est le front anglo-américain, alors en Italie. Or, l’effort militaire, les pertes, la réalité de la guerre soviétique, tout ça a été évincé de l’histoire occidentale.
Doyen avait bien prévu les choses dès la mi-juillet 1941 : l’Union soviétique gagne la guerre militaire, mais la supériorité économique et financière des États-Unis leur permet de réaliser, à partir de 1944 et surtout de 1945, des objectifs qui étaient déjà ceux du président Wilson, pendant la Première Guerre mondiale, et qui demeurent ceux de Roosevelt : une expansion américaine mondiale.
Les Soviétiques avaient un horizon très simple qu’ils avaient communiqué en juillet 1941 comme buts de guerre, énoncés par Staline : la récupération du territoire historique de l’ancien empire russe (moins la Finlande, l’URSS restant fidèle à l’accord du 12 mars 1940) ; et la garantie que l’ancien « cordon sanitaire », Pologne en tête, ne serait plus une base d’agression contre ses frontières, donc, cesserait d’avoir une politique extérieure hostile. Les objectifs américains avaient été proclamés depuis 1942, par les chefs de l’aviation : aucun territoire mondial n’échapperait à leurs bases aériennes. C’est la raison, démontrée par une foule d’historiens américains, diplomatiques et militaires, pour laquelle Roosevelt n’a jamais voulu discuter des « sphères d’influence » : ni avec Moscou, ni avec Londres. Le principe « rien n’est aux autres, tout est à nous », est propre à un impérialisme hégémonique. Que les sceptiques lisent les Foreign Relations of the United States 1941-1945…
L’Angleterre, déjà très affaiblie par les États-Unis pendant et après la Première Guerre mondiale, a été achevée par la Seconde, sous les coups de sa grande « alliée » : la démonstration a été fulgurante dès 1945-1947, et l’ancien secrétaire d’État américain Acheson (1949-1953) a déclaré en décembre 1962 à West Point (il était conseiller spécial de Kennedy pour l’OTAN) « que la Grande-Bretagne avait perdu un empire et n’avait pas trouvé un rôle ». Les plans américains de 1942-1945, militaires notamment, ne prévoyaient aucune « zone d’influence » pour les deux partenaires de la « Grande Alliance ». Le richissime Harriman, ambassadeur à Moscou, avait certifié en mars 1944 au Département d’État que l’URSS serait incapable de se ménager une « zone d’influence » en Europe orientale : elle devrait se contenter de la promesse américaine d’un milliard de dollars de prêts (qui ne fut d’ailleurs pas tenue).
Roosevelt et les siens savaient que l’URSS accablée par les pertes, extrêmement appauvrie, en quelque sorte vidée, serait incapable, une fois les armes abandonnées, de profiter de sa victoire militaire. C’est ce qui s’est produit. Les États-Unis ont pu contester ce qu’ils avaient dû accepter, notamment à Yalta et Potsdam, ces fameux accords qu’ils n’avaient pas voulu négocier pendant la guerre. Et Potsdam marquait déjà un fort recul soviétique sur Yalta [...]
Ça n’existe pas, les surprises, en Histoire, l’Histoire, c’est le résultat d’un rapport de forces – et les historiens qui travaillent sur les archives ont la chance de voir, avec retard, ce qui s’est vraiment passé. La terminologie, l’idéologie, le négationnisme sur lesquels repose la présentation historique d'aujourd’hui s'écroulent alors. Mais entre ce qu’apprend aujourd’hui un élève du secondaire ou un téléspectateur et la réalité historique établie par des sources multiples et convergentes, il y a un abîme.
RT France : Quelles sont les conséquences positives de cette Victoire pour l’URSS ? Pourquoi n’a-t-elle pas su préserver les avantages liés à sa situation de vainqueur ?
ALR : Il y a des facteurs positifs qu’on ne saurait négliger. Le mouvement communiste a évidemment tiré un énorme prestige de son rôle dans la résistance intérieure, rôle déterminant, dans toute l’Europe. [...]
J’ai à une époque beaucoup travaillé sur la Scandinavie, la Norvège notamment, pays dont la population, était traditionnellement sympathique aux Russes, notamment les marins. Le cas de l’Islande est encore plus spectaculaire, et là, la population a résisté plus longtemps au rouleau compresseur de la propagande. Il y a eu des sondages en mai 1945 auprès de la population norvégienne, sur les alliances politico-militaires souhaitées après la guerre : 89% des Norvégiens, au deuxième semestre 1945, prônaient une alliance avec les Soviétiques. En 1947, ils n’étaient même plus 15%. [...]
En moins de deux ans, cette écrasante tutelle anglo-américaine, américaine surtout, que Doyen avait prévue en juillet 1941, avait à l’Ouest liquidé les conséquences de la victoire soviétique. Ce sont des choses qu’on ne peut évidemment appréhender que sur la base des sources. Car aujourd’hui, si vous demandez à un élève moyen qui a remporté la Deuxième Guerre mondiale, il répondra que ce sont les États-Unis.
L’URSS, elle, sort de la guerre avec des pertes économiques monstrueuses, estimées à 200 milliards de dollars (Jacques Pauwels, Le Mythe de la bonne guerre : les USA et la Seconde Guerre mondiale). Or, la revendication soviétique de réparations aboutit à Yalta à l’accord sur 50% d’un montant global de 20 milliards de dollars, soit 10. Ce chiffre, ridicule par rapport à ses pertes immenses, et notamment sa partie européenne détruite (base historique de son industrie), a été encore moins respecté que les « réparations » d’après-Première Guerre mondiale. L’URSS a dû se contenter d’un quasi-néant, entre autres, d’aucune « réparation » d’Allemagne occidentale, c’est-à-dire du cœur industriel de l’agression allemande, la Ruhr, intacte et même renforcée par la guerre.
Des dizaines de milliers d’Oradour-sur-Glane, de villages, de villes anéanties, de musées détruits, d’usines rayées de la carte, etc. Si on prenait l'Histoire et nos populations au sérieux, on nous montrerait les ruines de Stalingrad. Plus un bâtiment, plus une usine debout, comme dans toute la partie européenne de l'Union soviétique.
RT France : Cette victoire militaire des Soviétiques n'est-elle pas finalement une victoire à la Pyrrhus ? Les pertes ont été colossales, est-ce que l'URSS a réussi à se relever ?
ALR : L'Union soviétique est un vainqueur militaire incontestable, mais un vainqueur blessé à mort, élément décisif de l'après-guerre. [...] Elle ne s'est jamais remise des pertes de cette guerre.
[…] Il n’est est pas moins vrai qu’elle s’est reconstruite à un rythme rapide car dans les années 1945-1970, la croissance du monde socialiste a atteint un taux beaucoup plus élevé que les pays capitalistes. On l'ignore aujourd’hui, mais l’économiste Marie Lavigne a dressé, notamment dans Les économies socialistes soviétique et européennes (1979), un tableau honnête de leur impressionnante croissance. Les pays capitalistes ont, eux, été durement frappés par les crises cycliques analysées par Marx, ses prédécesseurs et ses successeurs. Celle de 1948-1949 a été terrible aux États-Unis, qui ne s’en sont sortis que par la guerre de Corée. Il ne faut pas trop noircir le tableau initial que j’ai dressé.
Il y a eu des capacités de récupération incontestables, mais quand vous avez d’un côté un géant enrichi qui a conservé pour lui un Occident qui n’avait pas été détruit ‑‑ parce que, quelles qu’aient été les souffrances d’Occupation des pays occidentaux, aucun d’entre eux n’avait connu les ravages qui ont affecté les Balkans et l’Europe orientale […] Entre les miséreux de l’Est et l’Occident renforcé par la guerre, et surtout les États-Unis, le différentiel a été considérable.
Je travaille actuellement sur les Area studies ou « études de zones », que les États-Unis ont développées dès 1945-47 à l’aide des hautes compétences (universitaires) des chefs de l’OSS (service de renseignement américain : Office Strategic Service) puis de la CIA. Ils préparaient, via les universités et centres de recherche, le contrôle des territoires, de la recherche, de l’enseignement, ce qui supposait la connaissance précise des ressources des zones visées. Les Area studies de Russie et d’Europe Orientale ont été logiquement prioritaires, après 1945. Des historiens américains quasi inconnus en France, leurs travaux n’étant pas traduits, ont étudié la chose, stupéfiante.
Car ces « recherches » visaient d’abord à faciliter l’expansion économique américaine. Mais elles ont eu, d’emblée aussi, une portée idéologique d’autant plus directe que le processus a été élaboré et guidé par les autorités américaines, civiles et militaires. [...] Cette victoire idéologique extraordinaire a permis de transformer un allié en loup-garou mortel, diabolique. Entre deux dangers, le nazi (qui n’a jamais été persécuté par « l’Occident », des années 1920 à nos jours, c’est une litote) et le bolchévique, c’est le second qui passe pour mortel. Des décennies ont tout de même été nécessaires pour parvenir à ce résultat.
RT France : Si l’on constate une forme de réécriture du passé, y a-t-il des historiens pour rétablir la vérité ?
ALR : Dans un pays comme la France, l’Histoire est, surtout depuis la Révolution Française, un brûlot politique permanent. C’est donc, parmi les sciences sociales, qui sont toutes visées, un terrain d’affrontement particulièrement sévère.
Évidemment, par les temps qui courent, le débat historiographique, encore si riche dans les affrontements académiques des années 1960-1970, a été enseveli. Maintenant qu'il n’y a plus qu’un camp vainqueur par KO, vous entendez le même son dans la grande presse écrite et audiovisuelle. Quand on pourra refaire sans péril de l’histoire sur la base des sources, on découvrira une histoire proche, sur l'avant 1945, des réalités que les contemporains ont perçues [...]
Pour faire de l’histoire, on ne peut se contenter de travailler sur du court terme : une question qui se pose en 1989 ou en 2020 s’est objectivement posée depuis des décennies, voire des siècles. Quand les sources s’ouvrent, et c’est un cas général depuis plusieurs décennies, tout chercheur curieux, compétent et vaillant peut accumuler des matériaux, puis bâtir un édifice solide.
Si vous voulez favoriser le négationnisme historique, alors même que que l’accès aux sources est large, il faut dissuader les jeunes chercheurs, en quête de carrière, de publication, de médiatisation, de chercher ce qui déplaît aux « gens très bien » ; et empêcher les historiens têtus de diffuser leurs travaux, dans leur pays et au-delà : j’ai dit à quel point la non-traduction entravait la connaissance historique. Autocensure ou censure, la méthode est imparable, je l’ai montré dans L’histoire contemporaine toujours sous influence et dans diverses contributions.
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