Pourquoi la cryptomonnaie Libra de Facebook pourrait ne pas voir le jour
Alors que Facebook a officialisé en juin 2019 son intention de lancer une cryptomonnaie - provoquant une levée de boucliers de nombreux pays occidentaux - Mark Zuckerberg a annoncé qu'il était prêt à amender son projet. Qu'en est-il ?
Prévue pour être lancée en 2020, Libra, la cryptomonnaie de Facebook, fait face à des critiques voire à des rejets complets de la part de nombreux gouvernements dans le monde. Le projet de Facebook qui est de diversifier ses sources de revenus (en plus de la publicité, de l'intelligence artificielle et de la réalité virtuelle), tout en se plaçant en position nodale sur les cryptomonnaies - notamment vis-à-vis de la Chine - pourrait être écartée.
En quoi Libra diffère-t-elle des autres cryptomonnaies ?
Une cryptomonnaie, comme le Bitcoin ou l'Ethereum, est une devise électronique (virtuelle) qui s'échange de pair à pair sur un système informatique décentralisé - dit blockchain - tenu à jour en permanence et (réputé) inviolable. La blockchain (dont la traduction en français est chaîne de blocs) est une technologie qui permet de stocker et transmettre des informations de manière transparente, sécurisée et sans organe central de contrôle. Elle ressemble à une grande base de données qui contient l'historique de tous les échanges réalisés entre ses utilisateurs depuis sa création.
Le projet Libra se différencie d’abord des principales cryptomonnaies de type Bitcoin en ce qu’il ne repose pas sur la technologie blockchain au sens strict.
L’objectif de la Libra, c’est d’abord de construire un système de paiement mondial, plus qu’une monnaie
Le fonctionnement prévu est beaucoup plus centralisé - à l'inverse du Bitcoin ou de l'Ethereum qui doivent leur succès à leur décentralisation - puisque les transactions en Libras seront transmises à un groupe limité de nœuds autorisés, liés à la Fondation Libra basée à Genève et présidée par David Marcus (ancien président de PayPal).
Celle-ci fera donc office de banque centrale - elle même détenue par un groupe de multinationales - pouvant disposer un jour d'un pouvoir équivalent à celui de la FED ou de la BCE. Les différences de philosophie et de technologie sont donc importantes, et certains acteurs du domaine, pointilleux en matière sémantique, refusent même au projet tel qu’il a été présenté le nom de cryptomonnaie. Sur le papier, cette différence d’architecture pourrait néanmoins permettre à ce système d’éviter certains écueils de la blockchain pure, notamment sa relative lenteur d’exécution et, dans de nombreux cas, le gâchis considérable de ressources informatiques.
L'offensive de Zuckerberg dans l'univers des cryptomonnaies
Malgré un certain nombre de failles qui remettent en cause l’ensemble du projet Libra, celui-ci s’inscrit effectivement dans un mouvement bien plus large de réflexion sur le périmètre des cryptomonnaies et de leur utilité. «L’objectif de la Libra, c’est d’abord de construire un système de paiement mondial, plus qu’une monnaie.» : cette précision de Mark Zuckerberg, le 23 octobre dans Le Monde, interrogé par la commission parlementaire des services financiers, démontre que cette monnaie vise en priorité les exclus du système bancaire - estimés à 2,5 milliards de personnes selon la Banque mondiale - notamment dans les pays émergents.
Mais l'ambition du géant des réseaux sociaux, qui détient également WhatsApp et Instagram, est évidemment bien plus grande : la multinationale entend à terme faire de la Libra une monnaie incontournable dans les échanges virtuels. Pour preuve, elle ne sera pas limitée aux «seuls» exclus bancaires, ni même aux «quelques» 2,4 milliards d'utilisateurs de Facebook, mais sera accessible à quiconque ouvre un portefeuille numérique (Calibra) où stocker ses jetons.
Il est important de souligner que Calibra est la pièce essentielle de l'offensive de Zuckerberg dans l'univers des cryptomonnaies. D'abord, parce que la société, filiale à 100% de Facebook, va gérer toutes les activités du réseau social en lien avec la Libra : c'est via l'application Calibra, disponible sur iOS et Android, que les utilisateurs pourront acheter, vendre, stocker et utiliser des Libras. De plus, Calibra, qui sera couplée à un portefeuille de cryptomonnaies, deviendra «nativement» compatible avec Messenger et WhatsApp, permettant à ses utilisateurs de s'envoyer entre eux de l'argent, et d'effectuer des paiements transfrontaliers. Enfin, l'application permettra d'acheter les produits des partenaires de Facebook directement en Libra. Un abonnement à Spotify, une course sur Uber, une montre sur eBay…
Pour finir, l’autre différence de fond réside dans l’aspiration de la Libra à faire office de stablecoin, c’est-à-dire à éviter les variations incontrôlées des cours de devises (à l'inverse du Bitcoin dont le cours a déjà fluctué de plus de 30% en 24 heures). La Libra devrait donc être adossée à un panier de devises de réserve (50% dollar, 18% euro, 14% yen, 11% sterling, 7% dollar singapourien, selon Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS). La stabilité relative du cours en termes réels représente un enjeu de fonds pour les cryptomonnaies. La création de Libras devra se traduire par l’achat par la Fondation Libra d’actifs réputés «sûrs» de type obligations d’Etat dans ces devises, et dans les mêmes proportions, pour assurer, en principe, la convertibilité de la cryptomonnaie.
Un projet qui suscite de vives oppositions
Si elle dispose des apparats d'une cryptomonnaie, la Libra s'apparente finalement beaucoup plus à une monnaie classique. Concurrencera-t-elle à terme le dollar ou l'euro ? Les craintes sont en tout cas vives dans l'esprit de nombreux décideurs politiques, et ce, dans divers pays. Le gouverneur de la Banque centrale d'Angleterre Mark Carney a ainsi assuré suivre très attentivement la situation, jugeant pour Bloomberg, le 23 août, que le projet Libra, s'il devait être un succès, «deviendra[it] instantanément systémique et devra[it] être soumis aux meilleures normes de régulation».
Que Facebook crée un instrument de transaction, pourquoi pas. En revanche, que ça devienne une monnaie souveraine, il ne peut pas en être question
Une inquiétude partagée par le ministre français de l'Economie et des Finances Bruno Le Maire, le 12 septembre, ouvrant les débats du OECD Global Blockchain Policy Forum, selon qui une société privée «ne peut pas et ne doit pas créer une monnaie souveraine qui pourrait être en concurrence avec les monnaies des Etats». «Que Facebook crée un instrument de transaction, pourquoi pas. En revanche, que ça devienne une monnaie souveraine, il ne peut pas en être question», a-t-il martelé, disant vouloir fixer «une limite».
Le président Donald Trump a exprimé à peu près les mêmes réserves à propos de la Libra, et des cryptomonnaies en général, en écrivant en juillet sur son compte Twitter : «Si Facebook et les autres entreprises veulent devenir une banque, elles doivent rechercher une nouvelle charte bancaire et être soumises à toutes les réglementations bancaires, tout comme les autres banques, nationales et internationales.»
....Similarly, Facebook Libra’s “virtual currency” will have little standing or dependability. If Facebook and other companies want to become a bank, they must seek a new Banking Charter and become subject to all Banking Regulations, just like other Banks, both National...
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 12 juillet 2019
«Facebook n'a peut-être pas l'intention d'être dangereux mais ils ont déjà démontré qu'ils ne respectaient pas le pouvoir des technologies avec lesquelles ils jouent», a ainsi attaqué en préambule le sénateur démocrate Sherrod Brown lors de la Commission parlementaire des services financiers du 23 octobre, durant laquelle les critiques ont fusé contre le réseau social, précisant que «chaque fois que les Américains font confiance [à Facebook], il semblerait qu'ils s'en mordent les doigts». «Nous serions fous de leur donner une chance de les laisser toucher les comptes bancaires des gens», a-t-il poursuivi.
Alors que sa proposition de système de paiement alternatif est déjà fragilisée par l'opposition de nombreux gouvernements, institutions financières, et le départ de plusieurs partenaires majeurs comme Visa, Mastercard, PayPal et eBay début octobre, Mark Zuckerberg a joué la carte de la résipiscence. «Je comprends que nous ne soyons pas le messager idéal en ce moment. Nous avons été confrontés à beaucoup de problèmes au cours des dernières années et je suis sûr que les gens préféreraient que ce soit n'importe qui d'autre plutôt que Facebook qui mette cette idée sur la table», a-t-il déclaré.
Ensuite, afin de défendre son système de paiement alternatif, le dirigeant du réseau social a joué les cartes du patriotisme et du champion des valeurs américaines. «La Libra sera adossée principalement au dollar et je crois qu'il étendra le leadership financier de l'Amérique tout comme nos valeurs démocratiques et notre contrôle autour du monde», a-t-il notifié. Elle permettra, selon lui, de «perpétuer la prédominance du système financier américain» dans le monde, notamment vis-à-vis de la Chine. «Pendant que nous débattons, le reste du monde n'attend pas. La Chine se prépare activement à lancer des idées similaires dans les mois qui viennent», a-t-il ainsi déclaré.
La Libra sera adossée principalement au dollar et je crois qu'il étendra le leadership financier de l'Amérique tout comme nos valeurs démocratiques et notre contrôle autour du monde
«Si le système chinois [permettant d'internationaliser d'avantage le Yuan en créant sa propre cryptomonnaie nationale] devient un standard, cela deviendra plus dur pour [les Etats-Unis] d'imposer des sanctions ou des protections à différents pays à travers le monde», a argumenté Mark Zuckerberg. Le patron de Facebook a répété à plusieurs reprises que la Libra ne serait pas lancée avant d’avoir obtenu tous les feux verts nécessaires des régulateurs. Plusieurs élus ont alors cherché à savoir jusqu’où il était prêt à aller pour mener à bien son projet : «L’association Libra est séparée de Facebook. Si je vois que nous n’arrivons pas à continuer en accord avec les principes que j’ai établis, alors Facebook se retirera du projet.»
Alexandre Job