Le silence après la tuerie : un policier primo-intervenant à la Belle Equipe relate son 13 Novembre
La tuerie de la Belle Equipe le 13 novembre 2015 a fait 21 morts. Ce soir-là, Stéphane n'a pas encore fini son service au commissariat du XIe arrondissement. Entendant les tirs, il accourt avec un collègue et découvre un carnage, et le silence.
RT France a rencontré le gardien de la paix Stéphane (prénom modifié) qui travaille au commissariat du XIe arrondissement de Paris.
Le 13 novembre 2015, vers 21h40, Stéphane se rend au pas de course et sans véhicule jusqu'au lieu d'où semblent venir les tirs qu'il a entendus retentir jusqu'à son bureau. Arrivé sur place avec son collègue, il découvre la deuxième plus grave tuerie de masse des attentats de Paris, celle de la terrasse de la Belle Equipe. 18 victimes sont décédées sur place, trois autres ensuite. Il nous décrit les scènes d'enfer qui restent gravées dans sa mémoire.
«A 21h40 je suis au CP11 [commissariat du XIe arrondissement], à quelques centaines de mètres de la Belle Equipe, ça tire, encore et encore, ça tire beaucoup. Je pense à des pétards au début, puis je me dis "non, ça tire trop".»
Stéphane réalise qu'il se trame quelque chose de grave, tout près : «J'attrape un collègue, il s'équipe avec un gilet lourd et on y va. On part à pied, on court, on croise des gens qui arrivent face à nous, en détresse, qui nous expliquent rapidement. Ils savent que ça tire, on ne sait pas pourquoi. J'imagine un règlement de compte violent.»
Les tirs ont cessé, les terroristes envoyés par l'Etat islamique sont déjà repartis, mais Stéphane et son collègue, eux, arrivent sur les lieux, sans savoir pour le moment que les loups sont entrés dans Paris : «Nous arrivons sur place, on découvre la scène au dernier moment puisque la Belle Equipe se trouve dans un angle de rue, donc nous n'avons encore rien vu.»
Les assaillants sont partis, restent le silence et les corps
Aucun fonctionnaire de police français en 2015 n'est vraiment préparé à découvrir une tuerie de masse : «Immédiatement, nous comprenons que ce n'est pas un règlement de compte. Malgré 25 ans de boîte, je reste figé pendant plusieurs dizaines de secondes avec le collègue.»
Elle est encore assise sur sa chaise, au milieu des corps dans ce silence, le verre à la main. Elle a le visage baissé comme si elle s'était endormie.
Stéphane et son collègue se trouvent entre deux mondes, deux moments, la France vient de basculer et le temps semble s'être arrêté : «Il n'y a plus un bruit, les assaillants sont partis, les secours ne sont pas encore là. Les gens qui le pouvaient ont fui. Le silence est total, j'entends à peine un râle. Il fait bon pour un mois de novembre, les gens sont de sortie. Mais dans la rue, on n'entend rien. Tout est figé. C'est comme une scène de guerre dans un film, au ralenti.»
Les deux policiers constatent que pour la plupart des victimes «c'est déjà fini», les balles ont fait un carnage quelques minutes auparavant : «Il y a des dizaines de douilles par terre. Les corps sont allongés devant la terrasse. On constate par leur emplacement que les tueurs ne se sont pas contentés de rafaler mais qu'ils ont achevé les personnes qui se sont allongées par terre pour éviter les tirs.»
Stéphane garde visiblement plusieurs images choquantes avec lui, dont celle-ci : «C'est tellement violent qu'un homme a eu le bras sectionné par les balles.»
Et celle-là : «L'image la plus marquante, que j'aie vue tout de suite, qui m'a saisie et qui restera toujours avec moi, c'est celle d'une femme. Elle est encore assise sur sa chaise, au milieu des corps dans ce silence, le verre à la main posé sur la table. Elle a seulement le visage baissé comme si elle s'était endormie. Mais en m'approchant, je vois que l'arrière et le côté de sa tête ont été emportés par une balle. Elle n'a même pas eu le temps de bouger, de changer sa posture. C'est très certainement la première victime de cette terrasse, parmi les 21 autres. Je me dis qu'elle n'a pas eu peur, pas eu le temps de souffrir, mais ça me reste là, encore aujourd'hui.»
Puis les deux fonctionnaires se ressaisissent : «Finalement, nous nous secouons, mon collègue passe un message à la radio. Nous essayons d'appliquer le peu de secourisme que nous pouvons pour aider ceux qui peuvent encore l'être, mais on voit tout de suite que ce sont des armes de guerre qui ont été utilisées.»
Stéphane et son collègue sont au cœur du cyclone sans le savoir : «A ce moment-là, nous n'avons pas encore d'informations concernant les attentats parce que les conférences radio sont sectorisées par districts. Ce qui est arrivé dans le Xe arrondissement ou à Saint-Denis ne nous est pas encore parvenu.»
Les secours s'organisent : «Des collègues arrivent et nous faisons surtout du secourisme, le Samu arrive et les médecins commencent à faire le tri entre les morts et les blessés. Il y a 21 morts à la Belle Equipe. Un hôpital de campagne se monte rue de Charonne, juste à côté. Nous amenons les gens comme nous pouvons, nous n'avons pas de brancard. Je suis avec de très jeunes collèges stagiaires. Je me dis aujourd'hui qu'ils ont vraiment eu un début de carrière difficile.»
Frappée par la menace endogène, la France apprend à réagir
Certains éléments du récit de Stéphane démontrent le manque de préparation des forces de sécurité intérieures en 2015 face à la menace terroriste qui est en train de les frapper, surtout en ce qui concerne les primo-intervenants qui doivent composer avec une menace endogène, qui peut frapper à tout moment : «Avec mon collègue, c'est seulement après coup que nous nous rendons compte que nous ne nous sommes pas protégés du risque de sur-attentat.»
Concernant le suivi et le retour d'expérience, la police nationale est également à la traîne : «Depuis 2015, l'administration a tout de même amélioré son accompagnement. Par exemple, j'étais déjà policier pendant les attentats de 1995 et à cette époque, la boîte considérait carrément que c'était normal que les policiers soient intervenus, pas de médailles, pas de remerciements pour nous, pas de soutien. Là-dessus, ça s'est arrangé. En 2015, j'aurais pu bénéficier d'un soutien psychologique, mais je n'ai pas pris cette option, je n'en ai pas ressenti le besoin. En rentrant de la Belle Equipe, dans la nuit, je me suis quand même un peu effondré, je n'arrivais pas à en parler avec ma femme qui est pourtant collègue.»
Le policier souligne également que le CP11 a traversé un certain nombre d'avanies liées au terrorisme islamiste ces dernières années ; en janvier 2015, lors de l'attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo, un des leurs est tué : Ahmed Merabet.
Puis, comme d'autres commissariats parisiens, celui du XIe arrondissement est engagé sur les tueries de masse du 13 Novembre.
Enfin, plus récemment encore le 25 septembre 2020, au cours du procès des complices de l'attaque contre Charlie Hebdo : un ressortissant pakistanais armé d'une feuille de boucher a cru s'attaquer à des membres de la rédaction du journal (qui avait déménagé et qui est placée sous protection permanente), faisant deux blessés.
Antoine Boitel