Si le processus de négociations entre la Russie et les Atlantistes (à travers l’Ukraine) a tendance à provoquer des réactions émotionnelles sur fond d’une intensification des attaques contre la Russie, il est fondamental, selon Karine Bechet-Golovko, de comprendre que les négociations sont un front en soi, où justement la Russie reprend la main.
L’ambassadeur des États-Unis en Turquie vient de déclarer, à la suite du deuxième tour des négociations russo-ukrainiennes, que Trump commence à perdre patience. Ҫa tombe bien, la Russie aussi manifestement. Comme vient de l’écrire Dmitri Medvedev, les négociations à Istanbul ne sont pas nécessaires pour trouver un compris mais pour mettre fin de manière stratégique au conflit qui se déroule en Ukraine. Elles accompagnent la dimension militaire de l’action de la Russie, sans s’y substituer.
Lors de la rencontre du 2 juin, la délégation russe dirigée par Vladimir Médinsky a remis un memorandum à une délégation ukrainienne plutôt médusée et cette fois-ci bien disciplinée. Les attaques massives de sites civils, de bases aériennes militaires, d’infrastructures civiles en Russie par l’armée atlantico-ukrainienne n’a conduit la Russie, ni à modifier sa position, ni à sortir de ce processus.
Sur le fond, la position de la Russie est désormais clairement établie et personne en Occident ne pourra honnêtement lui reprocher de chercher à régler le conflit par les armes et le sang. En revanche, elle propose non pas de stopper les armées un instant, mais une reconfiguration idéologique du monde et c’est bien la raison pour laquelle la tension devient palpable sur le front diplomatique.
La Russie demande la reconnaissance de ses frontières nationales étatiques, telles qu’établies par la Constitution russe, qui est bien la Loi fondamentale de tout pays. Or, la Constitution russe, par la volonté des populations de ce pays, a introduit depuis le coup d’État du Maïdan en 2014 cinq nouveaux territoires : la Crimée, les républiques de Lougansk et de Donetsk et les régions de Kherson et de Zaporojié. Ce qui implique évidemment un retrait des forces militaires étrangères, c’est-à-dire non russes, de ces territoires, dans leurs frontières administratives.
Exiger une reconnaissance juridique et internationale de cette réalité juridique revient à exiger la remise en cause de la logique mondialiste dans le système international. En effet, désormais, les frontières étatiques sont censées ne plus dépendre de la volonté populaire, mais de leur acceptation par le pouvoir mondialiste. La Russie demande la restauration du souverain populaire, condition indispensable à la restauration de la souveraineté nationale dans nos pays, pris au piège d’un néocolonialisme mondial.
Autre point fondamental et allant dans le même sens, la reconnaissance et la garantie du Monde russe. Cela passe par la reconnaissance de la langue russe comme langue officielle, la défense des droits des populations russophones, ce qui entraîne en toute logique la condamnation de la glorification du nazisme et la dissolution des groupuscules qui le professent.
Cette exigence continue de renforcer le retour à la souveraineté nationale en restaurant la vérité historique et civilisationnelle des territoires et des peuples. Les hommes ont droit à leur histoire, à leur langue, à leur culture, à leur espace historico-civilisationnel. Si les hommes sont égaux, ils sont différents et c’est bien cela qui fait leur richesse. Notre monde est pluriel, il n’est pas global. Nous ne devons pas gommer notre richesse, mais bien la défendre. C’est ce qu’affirme la Russie.
Afin de briser ce lien historique millénaire entre le territoire ukrainien et le Monde russe, l’instrument du néo-nazisme a été réactivé en Ukraine. Cela passe principalement par des lois de ségrégation ethnique et des mesures anti-civilisationnelles ou encore par le culte des « héros » nazis ukrainiens. La remise en cause de ce cadre législatif exigée par la Russie implique la sortie du territoire ukrainien de la zone d’influence mondialiste et le retour de l’Ukraine dans son cours historique.
L’Ukraine ne doit plus présenter un danger pour la sécurité régionale et c’est bien la raison pour laquelle elle doit être neutre et l’ampleur de son armée limitée. Il est logique de lui imposer dès lors de ne pas faire partie d’alliances militaires, comme cela le fut pour la Finlande après la Seconde Guerre mondiale. Mais comme pour la Finlande, la neutralité militaire de l’Ukraine ne sera possible, si jamais elle le devient, que tant que la Russie sera en mesure de l’imposer. Il ne faut pas avoir d’illusions à ce sujet.
C’est seulement alors, dans la seconde partie du memorandum, après que la Russie a établi les principaux paramètres d’un règlement pacifique du conflit, que la question du cessez-le-feu est abordée. Le cessez-le-feu est bien un aboutissement et non pas le point de départ pour la Russie. Le feu cesse lorsque la zone est sécurisée. Pas avant.
Les autorités russes proposent alors deux modalités pour un cessez-le-feu. Dans le premier cas, les forces armées atlantico-ukrainiennes se retirent des territoires russes (Donetsk, Lougansk, Kherson, Zaporojié), conformément à leur détermination légale russe, ils reculent à distance précise des frontières russes. Dans le second cas, disons si la première variante n’est pas acceptée, les exigences sont plus fortes : interdiction du déplacement des forces armées sauf pour leur retrait des territoires russes, fin de la mobilisation et début de la démobilisation, fin de l’aide militaire étrangère sous quelque forme que ce soit, garantie de la cessation des activités de sabotage en Russie, le tout sous la surveillance d’un groupe bilatéral, amnistie des prisonniers politiques et libération des civils, fin de la répression contre l’Église orthodoxe canonique d’Ukraine, fin de l’état de guerre et organisation élections présidentielles et législatives dans les 100 jours.
Tout comme les Atlantistes exigent en fait la capitulation de la Russie, la Russie est elle aussi prête à accepter la capitulation des Atlantistes. La parité est clairement établie, ces deux visions du Monde étant totalement exclusives l’une de l’autre.
En attendant, la Russie joue également la carte de la guerre psychologique, dimension qui accompagne tout conflit. Elle est prête à rendre les corps de rien moins que 6 000 militaires ukrainiens et propose un cessez-le-feu de deux à trois jours sur quelques zones très précises du front afin de permettre aux Ukrainiens de récupérer leurs morts, puisque l’armée russe continue à avancer. Et de mettre les autorités atlantico-ukrainiennes face au massacre qu’elles commettent sans le reconnaître.
Il est vrai que ce processus de négociation a tendance à exaspérer. Surtout sur fond d’intensification des frappes commises contre les sites civils et de la préservation envers et contre tout d’une ligne communicationnelle russe « Trump, cet arbitre » dans sa propre guerre. Les gens ont besoin de plus de force dans le discours et aussi dans les actes, ils ont besoin d’être rassurés. Surtout après Minsk et les négociations d’Istanbul de 2022, le capital confiance doit être restauré.
D’une manière générale, cette guerre est une guerre longue et indéfinie. L’ennemi n’est pas territorialement délimité. Faire tomber Zelensky à Kiev n’apportera pas la paix... même si cela fragilisera fortement les Atlantistes et est donc nécessaire.
La victoire militaire sur le front ukrainien n’est pas suffisante pour imposer une paix stratégique, puisque les Atlantistes peuvent relancer une confrontation à partir des pays Baltes ou de la Moldavie, par exemple. Mais une victoire militaire écrasante russe est un élément indispensable à l’instauration d’une nouvelle architecture de sécurité internationale.
Le front, comme dans toute guerre, mais peut-être plus fortement que dans les guerres mondiales du XXe siècle, est fracturé en plusieurs plans. Le plan idéologique occupe une place de choix dans cette guerre. Ici, le cœur et l’âme de ce conflit est constitué par les élites mondialistes qui se trouvent dans différents pays et dont l’arme est aussi l’implantation de leur idéologie dans tous ces pays. En ce sens, la dimension militaire et territoriale, puisque sans contrôle du territoire aucune sécurité n’est possible, doit s’accompagner d’une lutte interne et externe contre l’idéologie néolibérale, qui porte la mondialisation.
Si nous attendons une réponse forte et compacte de la Russie, il faut comprendre que le combat qui se déroule n’est pas celui des deux précédentes guerres mondiales. C’est une guerre lente et longue, qui dure déjà depuis 2014, qui nécessite de préserver et renouveler ses forces constamment pour arriver en force à la ligne finale.
Le processus de négociations est un des éléments de ce combat, est un des fronts sur lequel il faut se battre. Y participer en soit, n’est ni bon, ni mauvais. L’important est de savoir pour quoi. Si la Russie y est combative, comme cela est manifestement le cas actuellement, c’est un espace qu’il faut occuper. Cela lui a permis de remettre en cause la propagande dangereuse, qui est au fondement des arrêts de la CPI contre elle, d’une déportation massive des enfants. Cela lui a permis de montrer qu’elle n’est pas attachée envers et contre tout à un règlement par les armes, contrairement à ce que la propagande atlantiste diffuse pour justifier ses propres volontés bellicistes. Cela lui a permis de montrer quelle vision du monde elle porte.
Mais pour cela, il est important qu’elle établisse, sans le remettre en cause en fonction de tentations tactiques, un équilibre stratégique entre la communication et le politique.
La fermeté politique interne, à savoir la confiance de la population dans les institutions étatiques dont dépend la légitimité du pouvoir dans toute société démocratique (et la Russie est l’un des rares pays aujourd’hui où la légitimité des dirigeants dépend réellement de leur soutien populaire) ne peut être sacrifiée sur l’autel de la communication mondiale. La priorité doit bien être le soutien de sa propre population et non pas tenter de convaincre l’opinion publique extérieure, à ce prix.
La « resouverainisation » du discours politico-médiatique russe permettrait ainsi de tuer deux lièvres à la fois : et maintenir une pression internationale, et resserrer la population autour d’une victoire contre la mondialisation.