Une décennie après les événements du dit «printemps arabe» qui ont bouleversé plusieurs pays du Maghreb, du Moyen-Orient et du péninsule arabique, l'ancien diplomate français et essayiste Michel Raimbaud nous livre son opinion sur ses conséquences.
Lorsqu’au cœur de l’hiver 2010-2011 apparaissent à Tunis puis au Caire les premières «révolutions arabes» qu’à la hâte on baptise «printemps», elles jouissent d’un préjugé favorable, fleurant la liberté et le renouveau. Expéditives, elles dégagent illico presto des «tyrans» indéracinables et font forte impression : leur victoire est inéluctable et l’épidémie semble vouée à gagner tous les pays arabes.
Tous ? Pas tout à fait. Les Etats touchés − Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Syrie, et à partir de janvier 2011 l’Algérie et la Mauritanie − ont en commun d’être républicains, modernistes, sensibles au nationalisme arabe, à une laïcité tolérante, et une question viendra à l’esprit : «Pourquoi nous et pas eux ?». L’avenir le dira, le «eux» désignant les rois, roitelets ou émirs qui échappent miraculeusement au printemps et semblent promis à un éternel été bien climatisé : l’Arabie de Salman et Ben Salman, les Emirats de Zayed et Ben Zayed, le Qatar de la famille Al Thani, etc. Invitons Maroc et Jordanie et voilà toutes les monarchies, de l’Atlantique au Golfe, à l’abri pour prêcher la «révolution»…Dans la bouche d’un cheikh wahhabite ou d’un émir, le mot semble cocasse mais il suffit de lui donner son sens étymologique (mouvement astronomique qui ramène au point de départ) pour trouver qu’il sied bien à un mouvement conduit par les fondamentalistes avec l’appui de l’Occident afin de briser la rhétorique du mouvement national arabe : ce que les experts de «nos grandes démocraties» auto-claironnantes refuseront d’admettre.
En revanche, dans les pays arabes et ailleurs, beaucoup auront compris très vite ce que ces printemps en hiver n’étaient pas, c’est-à-dire des révolutions «spontanées, pacifiques et populaires». Bien que fleurissent les promesses de lendemains qui chantent, il ne faudra pas longtemps pour déchanter : dans le vide créé par le dégagement des «tyrans», c’est le désordre qui va s’installer plutôt que la démocratie attendue. La sidération fera place à la désillusion, le «chaos créateur» des néoconservateurs et la barbarie des extrémistes faisant mauvais ménage avec la douce musique des promesses.
Le hasard fait parfois bien les choses, l’actualité de décembre 2020 – janvier 2021 ayant inscrit à sa une un retour de flamme spectaculaire de la «révolution» tunisienne, première de la saga, lancée le 10 décembre 2010 lorsque le jeune Bouazizi s’immole par le feu, protestant contre la corruption et la violence policière. Après le désordre initial lié au «dégagement» de Ben Ali, la patrie de Bourguiba, foyer du nationalisme arabe, avait connu élections et phases de stabilisation, voire des percées de la démocratisation avec le parti Nahda de Ghannouchi ou malgré lui, avant de dégénérer en une guérilla civile entre Frères Musulmans et réformistes laïcs. Dix ans après, le chaos reprend le dessus. Les acquis seraient-ils enterrés ?
En Egypte, le «printemps du papyrus» n’a pas tenu les promesses que faisaient miroiter ses prophètes. A part le «dégagement» du vieux Moubarak, son jugement et sa mort en prison, le succès (temporaire) des Frères Musulmans et la présidence rustique de Mohammad Morsi, il a débouché sur une démocratie problématique et un pouvoir autoritaire soumis à forte pression. Le général al-Sissi ne semble pas maître de ses choix. Dans un pays divisé, au prestige écorné, il est tiraillé entre les vestiges du nassérisme et la quête éperdue de financement auprès de l’Arabie et des riches émirats : l’Egypte a passé le cap des 100 millions d’habitants et croule sous les dettes, les problèmes, les menaces (Ethiopie, Soudan et eaux du Nil). Le slogan «pas de guerre au Moyen-Orient sans l’Egypte» est d’actualité, mais on ne craint plus les Pharaons du Caire…
Au bout de dix ans de guerre contre des agresseurs aux multiples visages (pays atlantiques, Israël, les forces islamistes, Turquie, Qatar et Arabie en tête, les terroristes de Daesh à Al Qaida), la Syrie est dans une situation tragique, payant pour sa fermeté sur les principes, sa fidélité aux alliances, et la charge symbolique dont elle est porteuse : n’aura-t-elle pas eu la primeur d’un appel au Djihad ? L’Amérique et ses alliés refusent «l’impensable victoire de Bachar el-Assad» et leur «impensable défaite». En raison des sanctions, des mesures punitives de l’Occident, de l’occupation américaine ou des menées turques, des vols et pillages, la Syrie ne peut se reconstruire. La «stratégie du chaos» a fait son œuvre. Le temps est venu des guerres invisibles et sans fin que préconisait Obama. Pourtant, l’avenir du monde arabe tient quelque part, et en bonne part, à la solidité de son «cœur battant». N’en déplaise à ceux qui feignent de l’avoir enterrée, évitant même de prononcer son nom, la Syrie est indispensable jusqu’à cristalliser les obsessions : pas de paix sans elle au Moyen-Orient.
Passé à travers la révolution du Cèdre en 2005, ayant essuyé le printemps automnal de 2019, les tragédies de 2020 et le chaos de 2021, le Liban aura eu sa révolution. Sanctionné, affamé, asphyxié, menacé par ses «amis», il partage bon gré mal gré le sort du pays frère qu'est la Syrie. Le tiers de sa population est composé de réfugiés syriens et palestiniens. Son sort serait-il en train de basculer, après cent ans de «solitude» dans le Grand Liban des Français ?
En Palestine, c’est le «printemps» perpétuel. «Transaction du siècle», trahisons entre amis et Covid obligent, la question palestinienne semble désertée, sauf par la Syrie qui paie cher son attachement à la «cause sacrée». Martyrisés, enfermés à vie, humiliés et victimes d’un ethnocide, les Palestiniens sauront-ils choisir leurs alliés sans trahir ceux qui ne les ont pas trahis ? Entre l'anglais et le français, il faut se méfier des faux amis, mais ceux-ci parlent parfois turc ou arabe. Le roi du Maroc, Commandeur des Croyants et descendant du Prophète, Président du comité al-Qods, vient de normaliser avec Israël, remettant l’Ordre de Mohammad à Donald Trump. Il est le quatrième à rejoindre le camp des liquidateurs, après les ineffables Emirats Arabes Unis, le Bahrein rescapé d’un printemps hors normes et le ci-devant Soudan. Celui-ci a mis au frais Omar al-Béchir, mais il a également renié ses principes, y compris celui des « trois non à Israël ». Il fait ami-ami avec l’oncle Sam et meurt d’amour pour Israël, mais les deux n’ont pas d’amis, surtout pas parmi les Arabes.
L’Irak n’a pas eu besoin de «printemps arabe» pour savoir ce que «démocratisation» à l’américaine et pax americana signifient. Le pays de Saddam, martyrisé depuis trente ans, et semi-partitionné en trois entités, peine à se dégager de l’étreinte des Etats-Unis dont ses dirigeants sont pourtant l’émanation. Il a servi de test aux néoconservateurs de Washington et Tel-Aviv en matière de «stratégie du chaos», et il le paie.
Envahie illégalement par l’OTAN en mars 2011 au nom de la «Responsabilité de Protéger», la Libye a versé un lourd tribut aux ambitions occidentales. Kadhafi y a laissé la vie dans un épisode dont Hillary Clinton, la harpie du Potomac, s’était réjouie indécemment. En fait de démocratisation, la Jamahiriya, dont les indices de développement étaient exemplaires, avait hérité dès l’été 2011 d’un chaos qui suscitait l’admiration de M. Juppé. Derrière les ruines libyennes et les débris du Grand Fleuve, souvenirs des bombardements humanitaires de la coalition arabo-occidentale, gisaient les coffres délestés par l’Axe du Bien de centaines de milliards de dollars de la Jamahiriya, pas perdus pour tout le monde. Le rêve de Kadhafi − une Afrique monétaire indépendante de l’euro et du dollar − a été volé. Ceux qui aimaient trop la Libye peuvent se réjouir : il y en a désormais plusieurs, de deux à cinq selon les épisodes.
On pourrait alourdir le bilan en parlant de la tenace Algérie, du Yémen martyrisé par la Saoudie et l’Occident), de l’Iran, etc.. : les «printemps» auront été la pire des catastrophes que pouvaient connaître les Arabes. Pourtant, même pris en tenaille entre l’empire américain et le bloc eurasien russo-chinois, la mutation du contexte géopolitique joue en leur faveur.
S’ils n’ont rien à attendre des Etats-Unis qui, d’Obama à Biden via Trump, ne voient le monde arabe qu’à travers les yeux d’Israël et dans une vapeur de pétrole, ils seraient sages de miser sur le retour de la Russie comme référence politique et sur l’arrivée de la Chine par les Routes de la Soie. A charge pour eux de choisir entre les guerres sans fin que leur offre la «puissance indispensable» ou le chemin de la renaissance que l’alternative stratégique leur ouvrirait. Rien n’est joué.
Michel Raimbaud
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