Colère policière : retour sur un mouvement qui est né sans les syndicats
Après Viry-Châtillon en 2016, un mouvement de colère a surpris gouvernement et syndicats, vite débordés par leur base. Jean-Pierre Colombiès, porte-parole de l'UPNI, une des associations créées à l'époque, revient sur cette histoire oubliée.
Le 8 octobre 2016, en plein jour, dans la cité de la Grande Borne à Viry-Châtillon (Essonne), une quinzaine d'individus aux visages dissimulés brisent les vitres de deux véhicules de police et jettent des cocktails Molotov à l'intérieur. Deux policiers nationaux, un homme et une femme, sont gravement brûlés.
Le 18 avril à Paris, à l'issue d'un procès en appel devant la cour d'assises des mineurs, cinq mis en cause écopent de peines allant de six à 18 ans de réclusion criminelle et huit autres sont acquittés. Les peines prononcées sont finalement plus faibles qu'en première instance.
Deux jours plus tard, les grands syndicats professionnels du secteur policier, en émoi, sont conscients que pour les fonctionnaires de terrain, la réponse pénale n'a pas été à la hauteur de leurs attentes. Des rassemblements s'organisent devant des tribunaux judiciaires à travers le territoire, y compris à Paris, où des interviews sont accordées sur le parvis de la préfecture de police, à deux pas du tribunal historique de l'Ile de la Cité. Les corps intermédiaires ont-ils eu peur d'être dépassés par leur base comme en 2016, lorsque des policiers anonymes encagoulés avaient battu le pavé après la terrible attaque de Viry-Châtillon ?
Pour revenir sur cette colère policière affranchie des mandats syndicaux qui s'est exprimée de 2016 jusqu'à l'été 2020, RT France a choisi d'interroger le porte-parole d'une des dernières associations encore actives qui s'étaient créées en réaction à l'agression de Viry-Châtillon : Jean-Pierre Colombiès, de l'Union des policiers nationaux indépendants (UPNI), ancien commandant de police.
Entretien sans concession.
Des marches de fonctionnaires cagoulés jusqu'à Beauvau, des collectifs de policiers en colère qui se créent sans mandat syndical... Que s'est-il passé tout de suite après Viry-Châtillon ?
Jean-Pierre Colombiès : Les policiers éclatent, leur colère est spontanée et ils estiment qu'elle n'est pas assez bien relayée à travers le dialogue syndical institutionnel, qui pour eux ne répond plus du tout aux attentes des fonctionnaires de terrain.
Les policiers ne veulent plus à ce moment-là de discussions, ils veulent des moyens et que l'on comble le déficit permanent ainsi que la fin des marchandages. Les postures ne permettent pas d'avancer et les policiers en ont pris conscience.
A quand remonte cette situation ?
La politisation de certains syndicats, comme Alliance, pose déjà problème depuis les années 1990, puis avec Nicolas Sarkozy en ministre de l'Intérieur au début des années 2000 qui instaure une politique éhontée et hystérique du chiffre... Cette période, nous n'en sommes jamais vraiment sortis du reste, même si cela s'est un peu calmé.
Quelle politique de sécurité intérieure a pu mener à un événement aussi marquant que Viry-Châtillon ?
On a mis en place une politique de gesticulation et d'affichage. Cette politique se limite à mesurer l'activité policière et pas son impact sur le terrain. Donc, 2016 est l'aboutissement de cette façon de faire qui a consisté à rompre tout dialogue entre police et citoyenneté en pulvérisant la proximité.
2016 est l'aboutissement de cette façon de faire qui a consisté à rompre tout dialogue entre police et citoyenneté en pulvérisant la proximité
Or, il y a une nécessité absolue d'échange républicain entre l'Etat et la population. D'ailleurs on voit très bien la limite des opérations coup de poing aujourd'hui, avec des annonces chiffrées à la clef, ça n'a aucun sens en matière de sécurité. Cela révèle simplement qu'il n'y a pas de politique globale de la sécurité dans ce pays. On fait de l'affichage, sans se demander pour quelle efficacité.
Quel rôle jouent les organisations syndicales à cet égard ?
Les représentants syndicaux qui participent au Beauvau de la sécurité, et qui sont devenus des accompagnateurs des politiques gouvernementales au lieu de débattre, sont aussi responsables de la situation. Les organisations syndicales veulent monopoliser l'expression de l'institution alors que les policiers sont déjà au plus bas et que beaucoup de collègues veulent quitter la boîte.
Le désaveu total de la part de la chaîne hiérarchique et de l'autorité publique avait déjà en grande partie amorcé la colère policière de 2016. A ce jeu-là, les syndicats ont manqué de courage à l'époque parce qu'ils étaient pris entre deux feux, alors ils ont essayé de canaliser cette colère, de la récupérer. Mais ce délitement a continué jusqu'à ce qu'on voie un Castaner ministre de l'Intérieur qui voulait se mettre à genoux dans la cour de Beauvau au nom de George Floyd. 2016 n'est qu'un point d'orgue finalement, mais aujourd'hui on a Darmanin au même ministère qui reproduit l'agitation de Sarkozy. Par contre, l'agitation, ce n'est pas de l'action, il ne faudrait pas confondre !
Alors que le président Macron va au contact des policiers de la BAC à Montpellier, le fossé souvent pointé du doigt entre les effectifs de terrain et l'administration continue-t-il de se creuser ?
Le gouvernement n'a à la bouche que des discours velléitaires très violents mais ne se pose pas la question du dialogue social. On va vers plus de répressif et une perte de confiance dans les institutions police et justice. L'opposition mise en scène entre les policiers et la justice n'existe pas réellement sur le terrain, mais elle permet de faire l'économie de ce que pourrait être un fonctionnement serein de l'institution police. On ne voit nos forces de sécurité qu'à travers les opérations de maintien de l'ordre ou la violence, comme si les fonctionnaires étaient uniformément racistes et manquaient de discernement. Mais la boîte, ce n'est pas ça !
Le policier du quotidien, il est au commissariat, il est en patrouille, il va au contact de l'homme de la rue et il sait que c'est à lui qu'il doit rendre des comptes. Ce sont les hommes politiques comme Nicolas Sarkozy qui ont voulu donner une image de chasseurs de délinquants aux flics, mais cette posture réduit en réalité la marge de manœuvre des policiers en supprimant l'option du dialogue.
Cette fracture est-elle plus visible qu'auparavant ?
Des agressions de flics, il y en avait avant Viry-Châtillon et il y en a eu beaucoup après parce que la police est de plus en plus perçue comme une bande rivale qui veut reprendre un terrain aux délinquants. C'est le résultat de cette politique du chiffre qui a été accompagnée par les élus de syndicats qui ont souvent fait passer leur intérêt personnel avant l'intérêt général.
On peut penser à ceux qui ont été parachutés en politique sur des mairies impossibles à perdre ou qui sont partis au Conseil économique, social et environnemental. D'autres siègent au comité de sécurité des Jeux olympiques, il serait intéressant de voir les travaux qu'ils ont accomplis depuis leurs nominations respectives... Sans même parler des mutations avantageuses de fin de carrière, à Tahiti par exemple.
La sécurité, le régalien, cela coûte cher et la rationalisation des dépenses sécuritaires publiques est le véritable fil rouge de ces politiques
Ces politiques sécuritaires délétères colorées d'une forte mentalité anti-service public, accompagnées par des syndicats de police de premier plan, nous en payons les conséquences aujourd'hui. Leur mentalité, c'était «après moi, le déluge». On y est.
La sécurité, le régalien, cela coûte cher et la rationalisation des dépenses sécuritaires publiques est le véritable fil rouge de ces politiques. A une époque, on réduisait les effectifs, aujourd'hui, on invite les polices municipales et la sécurité privée à empiéter sur les plates-bandes du régalien avec la loi Sécurité globale, mais c'est le même objectif qui préside à ces décisions et les effets seront les mêmes. On a retiré de l'Etat partout, mais on n'a rien mis à la place et la nature a horreur du vide.
Les réformes engagées par le gouvernement sur la répartition des forces et des responsabilités sur le territoire permettront-elles de résorber ces fractures ?
Aujourd'hui, comme dans l'hôpital public, on fédère l'indigence, c'est-à-dire qu'on rassemble des commissariats pour créer de grandes structures et faire moderne. Mais ce ne sont que des actions de communication qui permettent de rationnaliser là encore. Tant qu'on ne s'attaquera pas à une réforme des procédures pénales, rien ne changera pour le policier de terrain, placé sous la coupe du chiffre. On peut bien parler de directions départementales de la police nationale, ce ne sont que de nouveaux acronymes, un habillage pour masquer l'échec sécuritaire.
Le bilan sécuritaire d'Emmanuel Macron peut-il constituer un talon d'Achille s'il se présente en 2022 ?
On voit déjà la course à l'échalote sécuritaire qui se met en place et qui va occuper le débat pour les mois à venir. Mais les propositions qui vont en découler ne pourront être qu'une catastrophe pour l'institution. On va polluer toute tentative de réforme efficace avec cette mentalité. Xavier Bertrand avance déjà ses pions en essayant de réhabiliter le bilan sécuritaire de Nicolas Sarkozy et en face, Eric Dupond-Moretti agite des symboles très dangereux pour le contrer en évoquant «une logique de rafles». Ce n'est pas sérieux, il faut sortir de la démagogie politique qui ne mène qu'à plus de danger.
Les syndicats de police se feront-ils entendre sur ce sujet pendant l'année de campagne ?
Le syndicalisme se recroqueville sur des intérêts ultra-corporatistes au lieu de réformer... Evidemment, certains veulent parfois dépasser les petits débats individualistes, mais c'est compliqué parce que la plupart des adhérents pensent à leur intérêt personnel également, il faut être honnête.
La colère policière résulte logiquement de cette façon de penser, avec des fonctionnaires de terrain qui finissent par ressentir de la défiance vis-à-vis des premiers de cordée de la police qui s'en mettent plein la panse... Pendant ce temps, les autres se débrouillent avec des bouts de ficelle dans des bâtiments qui tombent en ruine et un dialogue interne qui bat furieusement de l'aile.
Quelle conséquence pour la population ?
Elle n'est pas satisfaite du niveau de sécurité sur le territoire, surtout que la part de délinquants responsables des infractions est infinitésimale ! Une bonne moitié de ces faits, notamment les cambriolages, sont commis par des multirécidivistes qui ne sont jamais incarcérés.
Alors pour la population, il faudrait pouvoir revenir dans ces territoires perdus et réinstaller un Etat pérenne, mais sans envoyer les flics au casse-pipe... Et à présent, pour déboulonner les caïds, ça va être chaud. Déjà, il faudrait sortir les multirécidivistes du circuit et ce ne sont pas les acronymes QRR [quartiers de reconquête républicaine] et PSQ [police de sécurité du quotidien] ou les Schiappa, les Collomb et les Castaner qui vont nous sortir de cette situation.
La philosophie sécuritaire d'Emmanuel Macron lui-même est-elle bien reçue par les fonctionnaires ?
Le président ne cesse pas de changer de voilure sur ces sujets, c'est le cœur du problème : un jour il encourage les policiers, un autre il fait l'accolade à des braqueurs dans les Antilles françaises et parle de contrôles au faciès. Il n'y a pas de ligne directrice, sa politique n'est pas lisible.
Les Français ne s'y retrouvent pas plus que les policiers, dont la colère va être ballotée par les uns et les autres au gré de la campagne présidentielle et des obsessions sécuritaires des candidats. La foire d'empoigne va nous faire rigoler, mais jaune, parce que sur le terrain, les flics seront toujours livrés à eux-mêmes face aux voyous. Et il faut voir avec quelle célérité les policiers sont jetés aux chiens par l'administration en cas de problème. Il s'agit évidemment d'un moteur de leur colère.
Propos recueillis par Antoine Boitel