Une nouvelle idée fait son chemin au sein de l’establishment américain, encore ne devrait-ce être que le premier pas.
Le magazine Foreign Affairs a publié un article remarquable. Sous l’intitulé « L’Europe post-Américaine : il est temps pour Washington d’européaniser l’OTAN et de renoncer à la responsabilité de la sécurité du continent », les auteurs Justin Logan et Joshua Shifrinson avancent un argument simple dans son essence : les États-Unis doivent laisser les Européens assurer la défense de l’Europe, car il n’est plus dans l’intérêt de Washington de faire leur travail pour eux. De plus, ajoutent Logan et Shifrinson, les Européens ont clairement les ressources économiques et démographiques pour se débrouiller seuls.
C’est un article intelligent, écrit dans l’esprit du réalisme, autrement dit, d’une grande école de pensée sur les relations internationales et la géopolitique, qui repose sur deux prémisses : les intérêts des États peuvent être définis et compris rationnellement et, dans la plupart des cas, les dirigeants de l’État cherchent à agir conformément à ces intérêts. Logan et Shifrinson cherchent également à être réalistes dans un sens plus large du terme, reconnaissant, par exemple, que la Russie n’est pas en passe de « submerger » les États européens membres de l’OTAN et ne représente aucune menace hégémonique pour eux. Ces qualités distinguent leur intervention parmi les discours d’encouragement sur les « valeurs » et la panique idéologique, qu’on prend maintenant souvent pour de l’analyse politique.
Outre son caractère rafraîchissant, il y a d’autres raisons de prêter attention à cet article. Faisant partie de l’influent Conseil des relations internationales, Foreign Affairs est le plus ancien des deux magazines (l’autre étant Foreign Policy) qui définissent ou reflètent l’agenda du débat au sein de l’establishment de la politique international des États-Unis (que l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Obama Ben Rhodes appelait « le Blob »). Logan est directeur de la défense et des études de politique étrangère à l’institut Cato, un influent groupe de réflexion libertarien-conservateur. Shifrinson est un éminent, bien que dans les conditions actuelles, certainement pas universellement apprécié, expert de la politique étrangère des États-Unis, qui a pris des positions impopulaires à plusieurs reprises, par exemple, a rappelé à l’Occident que les promesses faites à la Russie après la fin de la Guerre froide avaient effectivement été violées, et a critiqué la participation américaine excessive au conflit en Ukraine, ainsi que l’expansion de l’OTAN.
Selon Logan et Shifrinson, les États-Unis n’ont qu’un seul intérêt national à l’égard de l’Europe qui peut justifier sa défense : « maintenir la division de la puissance économique et militaire du continent » pour empêcher l’émergence d’une hégémonie régionale, que ce soit l’Allemagne, qui a essayé deux fois et a été vaincue deux fois avec l’aide des États-Unis, ou l’ancienne Union soviétique, dans le cas de laquelle il n’est pas vraiment clair qu’elle ait jamais eu l’intention d’établir une hégémonie paneuropéenne (ce qui n’est pas la même chose bien sûr que la sphère d’influence en Europe de l’est qu’elle a conservée entre 1945 et 1989). Quoi qu’il en soit, Washington pensait qu’elle pourrait.
Aujourd’hui, affirment Logan et Shifrinson, la menace d’une telle hégémonie européenne, qui pourrait concentrer les ressources pour finalement défier la puissance des États-Unis d’une manière ou d’une autre, a disparu. En particulier, ils insistent à juste titre sur le fait que la Russie ne représente pas une telle menace. Ainsi, concluent-ils, «aucun candidat à l’hégémonie européenne ne persistant, les États-Unis n’ont plus besoin de jouer un rôle dominant dans la région ».
Il est vrai qu’il y a une bémol à leur argument qui mettra les lecteurs, par exemple, dans les pays baltes, très mal à l’aise. Avec l’œil froid et aiguisé du réaliste, ils voient la différence entre, d’une part, les parties de l’Europe qui ne devraient en aucun cas tomber sous l’influence de la Russie – « les zones clés de puissance militaire et économique » – et, d’autre part, les petits États d’Europe de l’est qui n’ont tout simplement pas beaucoup d’importance pour les intérêts nationaux des États-Unis. « La France et la Lettonie, écrivent-ils avec une franchise vivifiante, sont tous deux des pays européens, mais tant leurs besoins en matière de défense que leur importance pour les États-Unis diffèrent ». On ressent toujours un frisson quand les conseillers politiques de la « nation indispensable » se mettent à dire dispensable sa nation à soi.
Logan et Shifrinson émettent quelques recommandations. Dans l’ensemble, elles se résument à un refus progressif sans qu’il soit lent - « quelques années » figurant dans le texte, et non « plusieurs décennies » - d’assurer la sécurité des Européens, tout en leur administrant un amour à la dure, afin de stimuler leur manque abyssal d’autonomie en matière de dépenses, de fabrication d’armes et d’équipement de leurs propres armées modernisées. Enfin et surtout, si les États-Unis devraient rester dans l’OTAN, ils pousseraient les Européens à en gérer et bien évidemment à en financer l’appareil. Le meilleur de deux mondes pour Washington : nul besoin de quitter ou démanteler l’OTAN, un pied dehors, l’autre dedans, mais plus besoin non plus d’avoir à la faire tourner.
Logan et Shifrinson soulignent les grands avantages d’une telle politique pour les États-Unis dans le contexte de la démesure impérialiste, comme nous avions l’habitude d’appeler cela dans les années 90. Un pays « confronté à une dette de 35 000 milliards de dollars, à un déficit budgétaire annuel de 1 500 milliards de dollars, à des problèmes croissants en Asie et à des clivages politiques évidents... sans signes d’amélioration de la situation financière ou de relâchement des pressions internes » devrait prêter l’oreille quand il oit dire que les « économies budgétaires prévues résultant de la fin de la mission de dissuasion conventionnelle en Europe » seraient d’au moins 70 à 80 milliards de dollars par an. Sans parler de la réduction des risques militaires, des casse-têtes politiques et, avouons-le, de son exposition aux récurrents eurotracas.
Jusqu’à là, tout est plausible. À certains égards, il est difficile de ne pas être d’accord avec cet argument. Oui, les États-Unis doivent quitter l’Europe, et oui, ce serait bien pour l’Europe aussi. À tout le moins, Washington devrait se retirer encore plus soigneusement que ne le suggèrent Logan et Shifrinson. Ils ont également raison sur le fait que ce refrènement américain de dominer l’Europe eût dû commencer au plus tard en 1991. Cela nous aurait évité à tous de nombreuses suites désagréables et des troubles sanglants, y compris Kaja Kallas ministre des Affaires étrangères de l’UE de facto et la guerre dans et hors de l’Ukraine.
À cet égard, il est clair que le moment choisi pour la publication de cet article dans Foreign Affairs compte aussi. En ce qui concerne cette guerre, Logan et Shifrinson laissent bien sûr entendre qu’elle serait également laissée aux Européens, ce qui est une autre façon de dire que les États-Unis devraient limiter leurs pertes et laisser l’Ukraine perdre (ce qu’elle fera de toute façon). C’est une approche qui correspond à ce qu’on sait du raisonnement du candidat à la présidence Donald Trump (qui n’est pas nécessairement fiable).
Pourtant, après que les démocrates se sont enfin débarrassés du fardeau de la candidature de Joe Biden manifestement sénile, il n’est plus facile de prédire qui gagnera l’élection présidentielle en novembre. Si la victoire de Trump était encore chose acquise, comme c’était le cas avant, il serait facile de deviner que l’appel général de Logan et Shifrinson d’arrêter de babysitter les Européens (pour reprendre les mots d’Harry Truman) trouverait un écho au sein de la future administration. Mais même sous la présidence de Kamala Harris, les pressions importantes liées à la surcharge économique et à la polarisation intérieure se poursuivraient. Une chose est certaine : la question d’un retrait américain de l’Europe ne disparaîtra pas.
Toutes perspicaces que soient les observations qu’ils font, pourtant, les arguments de Logan et Shifrinson font bizarrement datés. Même s’ils développent une alternative à la ligne dominante actuelle des États-Unis, leur analyse, du moins telle qu’elle est présentée dans leur article dans Foreign Affairs, est curieusement « eurocentrique » et étroitement « atlantiste ». Ils promettent que le déblocage des ressources américaines en Europe les rendrait disponibles pour « l’Asie ». Mais ils semblent ignorer deux développements majeurs de ces 25 dernières années, à savoir l’émergence d’un nouvel ordre multipolaire et la naissance de ce qui est une alliance de facto entre la Chine et la Russie. Ajoutez les puissances du BRICS+ comme l’Inde et on peut esquisser les contours d’un pôle géopolitique dans un proche avenir qui ne se limite pas à la puissance économique et militaire, mais dont l’attrait ne cesse de croître.
Autrement dit, ce qui est réellement en jeu, c’est l’Eurasie, et non l’Europe. Et s’il est vrai que les grandes puissances européennes traditionnelles ou anciennes, telles que le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, ont très peu de chances de développer les capacités (qui, particulièrement dans les principes réalistes, priment sur les intentions) nécessaires à l’hégémonie, dans un monde dominé par une nouvelle hégémonie eurasiatique, une Europe marginalisée ne souhaiterait même pas rester à l’écart. Au contraire, ses élites apprendraient à transférer leurs allégeances. Dans un tel scénario, toutefois, les États-Unis ne feraient pas que quitter l’Europe, ils la perdraient. Il est plus que probable que l’état final envisagé par Logan et Shifrinson d’une Amérique libérée du fardeau d’avoir à défendre l’Europe, et une Europe devenue autonome restant néanmoins solidement aux côtés de Washington, serait une phase de transition. Et il devrait en être ainsi.
READFULLTEXT